mardi 14 mai 2019

Soir de tristesse

Reconstruire,  avec douleur, et désespoir. Comment?
Devenir indolore.  Comment?
Trouver le sommeil, la quiétude, quand la vie n’apporte que cauchemars. Comment?
Me reste-t-il encore un peu de sève, massacrée par tant de coups de hache ?
Massacre inutile, âmes déchiquetées, gâchis.
Repartir. « Tu seras un homme, mon fils ».
Tu seras une femme et tu reconstruiras.
Femmes oubliées, mères, filles, sacrifiées, œuvrant et souffrant dans l’ombre.
Hommes solaires, visibles, exposés, à qui tout incombe.
Nous serons deux et nous reconstruirons.
Je repartirai car j’ai la force des femmes qui portent la vie, la protègent et la sacralisent.
Ecrire, écrire pour faire le point, ordonner les pensées, apaiser, libérer.
Et ces larmes qui coulent, cette gorge serrée, cette profonde tristesse.

vendredi 10 mai 2019

Instructions pour faire son lit

Faire son lit n'est pas une tâche ménagère comme les autres.
Si le proverbe "Comme on fait son lit, on se couche" paraît désuet, il n'en est pas moins on ne peut plus vrai.

D'abord aérer le lit. Inutile de le faire tout de suite, il faut laisser les humeurs, les cauchemars, les miasmes s'évaporer doucement.
Ne changez la literie qu'en cas de nécessité absolue. C'est quand elle est un peu sale, qu'elle est la plus souple, la plus odorante, la plus familière.
Ceci étant, tirez bien le drap de dessous, il ne doit y avoir aucun pli puis rabattez drap et couverture ou couette selon les goûts.
Bien tapoter l'oreiller, jetez- le un peu en l'air, rattrapez-le, malaxez-le, jouez avec lui. C'est un compagnon de nuit. C'est à lui que vous confiez vos rêves, vos soucis, vos fantasmes.
Si faire votre lit vous a donné sommeil, c'est que vous avez réussi l'opération

mercredi 8 mai 2019

Une photo de famille

Tu vois là?
C'est lui.
Il ne pouvait plus la supporter. Jamais contente. Il travaillait trop, ne gagnait pas assez d'argent, n'était pas assez ceci, trop cela... Un matin, il venait ,comme chaque jour, de lui apporter son petit déjeuner au lit, elle lui a dit avec dédain que le café était froid.
Il n'a pas répondu, a jeté quelques affaires dans un sac de toile et a claqué la porte derrière lui. Pendant vingt ans on n'a eu aucune nouvelle de lui et puis une lettre est arrivée d'un homme qui l'avait connu. Il ne savait pas où papa était maintenant, il avait trouvé notre adresse sur une enveloppe qu'il avait certainement préparée pour nous écrire mais ne l'avait jamais fait. Il nous a envoyé cette photo qui fait froid dans le dos. La lettre disait que c'était un homme terriblement malheureux. Regarde. Il vivait dans une pauvreté extrême. Il était devenu une sorte de Diogène dans une contrée sauvage de la Mongolie, la civilisation n'est pas loin mais on peut l'ignorer, elle vous fiche la paix.
Papa avait pour seul ami un goret qui s'appelait Irma ...Comme maman, c'est étrange.Un goret pour un peu de chaleur animale, un tronc d'arbre pour maison, un sac de jute pour vêtement. Ses yeux sont levés vers le ciel, ses mains sont jointes mais il ne prie pas. Il insulte le monde, la vie, le ciel, la terre et notre mère. Il est assis en boule, recroquevillé sur une colère et une déception qui ne le quitteront jamais.

mardi 7 mai 2019

La boite aux sept objets

Nous savions tous que notre grand-père avait été épris d’une femme, avant de rencontrer celle qui devint notre grand-mère. Cette femme était mystérieuse ; il n’en parlait jamais. De temps à autre une bribe de phrase, une allusion, un souvenir, évoquait furtivement cette liaison passée. Nous ne posions pas de question car savions instinctivement qu’elle eut été vaine. Des femmes, au cours de ses voyages lorsqu’il était marin, il avait dû en rencontrer aux quatre coins du globe, le supposions nous. Cela ne nous intéressait guère, en fait. C’était sa vie d’avant, d’avant notre famille, et par pudeur autant que par respect pour notre grand-mère, nous préférions ne rien savoir sur le sujet.

Quelques jours avant sa mort, je lui tenais compagnie en terminant ma lecture à haute voix de la Recherche du temps perdu. Après les derniers mots du Temps retrouvé, grand-père se mit à me raconter.

C’était une Geisha. Elle s’asseyait toujours sur un petit coussin d’or pour animer la cérémonie du thé. Elle faisait elle-même chauffer l’eau dans une sorte de casserole en fonte, toujours la même. Après la cérémonie, elle prenait son éventail qu’elle agitait avec grâce. Sa coiffure était joliment structurée et ornée de peignes d’écaille qu’elle rangeait dans une boite de bois précieux.

En prononçant ces mots, il prit la boite qui était posée près de lui et que je n’avais pas remarquée. Il l’ouvrit devant moi en poursuivant son récit.

Avec les peignes, elle avait disposé dans la boite une longue mèche de ses cheveux d’un noir profond, qu’elle avait dû couper avant l’opération. Elle savait qu’elle ne pourrait plus officier comme Geisha. L’œil de verre qu’elle devrait désormais porter lui ôtant la douceur de son regard et risquant de gêner celui des invités.

Tout était là, dans la boîte en chêne rouge, posé sur un coussin d’or : l’éventail de soie, la petite casserole, la mèche de cheveux, un peigne d’écaille,  et l’œil de verre. Ces vestiges d’un temps perdu, témoins d’un funeste destin, présentés à mes yeux comme pour rendre plus crédible le récit de mon grand-père, eurent pu m’enchanter, me faire voyager et rêver, s’il n’y eut l’œil de verre, qui du fond de la tombe de la Geisha, regardait mon grand-père.

Il mourut quelques jours plus tard et j’enterrai la boite et son contenu bien au fond du jardin. Je protégeais sa paix et celle de ma grand-mère en gardant le secret tout au fond de mon âme.