Nous savions tous que notre grand-père avait été épris d’une
femme, avant de rencontrer celle qui devint notre grand-mère. Cette femme
était mystérieuse ; il n’en parlait jamais. De temps à autre une bribe de
phrase, une allusion, un souvenir, évoquait furtivement cette liaison passée. Nous
ne posions pas de question car savions instinctivement qu’elle eut été vaine. Des
femmes, au cours de ses voyages lorsqu’il était marin, il avait dû en rencontrer
aux quatre coins du globe, le supposions nous. Cela ne nous intéressait guère,
en fait. C’était sa vie d’avant, d’avant notre famille, et par pudeur autant
que par respect pour notre grand-mère, nous préférions ne rien savoir sur le
sujet.
Quelques jours avant sa mort, je lui tenais compagnie en terminant
ma lecture à haute voix de la Recherche du temps perdu. Après les derniers mots
du Temps retrouvé, grand-père se mit à me raconter.
C’était une Geisha. Elle s’asseyait toujours sur un petit
coussin d’or pour animer la cérémonie du thé. Elle faisait elle-même chauffer l’eau
dans une sorte de casserole en fonte, toujours la même. Après la cérémonie,
elle prenait son éventail qu’elle agitait avec grâce. Sa coiffure était joliment
structurée et ornée de peignes d’écaille qu’elle rangeait dans une boite de
bois précieux.
En prononçant ces mots, il prit la boite qui était posée
près de lui et que je n’avais pas remarquée. Il l’ouvrit devant moi en poursuivant son récit.
Avec les peignes, elle avait disposé dans la boite une
longue mèche de ses cheveux d’un noir profond, qu’elle avait dû couper avant l’opération.
Elle savait qu’elle ne pourrait plus officier comme Geisha. L’œil de verre qu’elle
devrait désormais porter lui ôtant la douceur de son regard et risquant de gêner
celui des invités.
Tout était là, dans la boîte en chêne rouge, posé sur un
coussin d’or : l’éventail de soie, la petite casserole, la mèche de
cheveux, un peigne d’écaille, et l’œil de
verre. Ces vestiges d’un temps perdu, témoins d’un funeste destin, présentés à
mes yeux comme pour rendre plus crédible le récit de mon grand-père, eurent pu m’enchanter,
me faire voyager et rêver, s’il n’y eut l’œil de verre, qui du fond de la tombe
de la Geisha, regardait mon grand-père.
Il mourut quelques jours plus tard et j’enterrai la
boite et son contenu bien au fond du jardin. Je protégeais sa paix et celle de
ma grand-mère en gardant le secret tout au fond de mon âme.