jeudi 4 février 2021

La queue du lion

 

Mystère de la queue du lion. Ces quelques mots me sautèrent aux yeux alors que j’attrapais mes lunettes sur la table du salon. Écrits en grosses lettres noires ils émergeaient de la pile de journaux et magazines que nous avions l’habitude d’accumuler. Sur l’instant je n’eus pas conscience de les mémoriser mais dès que je fus au volant de ma voiture ils commencèrent à m’obséder. Mystère de la queue du lion. Quel mystère ? Un lion était-il né avec une queue d’épagneul breton ? Un individu aux motivations louches avait-il, nuitamment, coupé la queue d’un lion en guise de trophée ? Toute la journée je fus distrait par cette énigme et mon travail de guichetier à la banque s’en ressentit. Dévoré de curiosité, j’ai attendu le soir avec impatience et, dès le seuil de la maison franchi, je me suis précipité vers la table de salon. Vide ! Elle brillait comme un sou neuf ! Ma femme m’annonça qu’elle avait fait le ménage et mené les journaux au recyclage. J’aurais certainement dû la féliciter et oublié tout cela mais j’étais anéanti, en proie à une immense frustration. La nuit, je fis le rêve étrange d’un lion dont la queue trop longue, souple comme un serpent, s’enroulait autour de son cou et finissait par l’étrangler. Les jours suivants, j ai écumé tous les kiosques à journaux du quartier, j’ai feuilleté des dizaines de magazines à la recherche de ces quelques mots qui étaient devenus pour moi une sorte de quête du Graal. A la banque, un client érudit à qui je racontai mon histoire me suggéra qu’il s’agissait peut-être de la Constellation du Lion. Mon ordinateur aussitôt consulté m’apprit que la Constellation du Lion avait bien une queue formée de trois étoiles mais elle ne cachait aucun mystère. Je pris l’habitude d’aller au Muséum interroger le lion naturalisé qui, entre une girafe réticulée et un chimpanzé galeux, me regardait de ses yeux de verre jaunâtres mais refusait de me livrer son mystère. Sa queue était aussi ridicule que celle de ses congénères. Longue avec un toupet de poils à son extrémité, une sorte de pinceau avec un manche mou. Quand je me mis à appeler ma femme Féline, Bagheera ou ma Lionne, elle me fit des yeux furibonds et tourna l’index sur sa tempe pour me signifier que j’étais entrain de devenir dingue. Elle avait raison. Je fis un sincère effort pour passer à autre chose mais je n’y parvins pas. J’ai consulté un psychiatre qui m’a dit que je lui parlais de la queue du lion pour ne pas parler de la mienne, une métaphore en somme. Avais-je des problèmes de ce côté-là ? A l’évidence il n’avait rien compris. Puis, j’ai essayé un hypnotiseur qui m’a plongé dans un agréable état de relaxation et qui m’a assuré que, dès la porte franchie, j’aurais oublié mon obsession. Il se trompait. Dès lors, j’ai accepté ce qui m’arrivait. J’ai acheté une abondante documentation sur les Fauves. Le sujet m’a passionné, je suis maintenant un expert en la matière. Je ne travaille plus à la banque. Après une formation de soigneur, j’ai intégré l’équipe d’un zoo qui possède des fauves dont un beau lion réformé d’un cirque. Il s’appelle Hercule, je l’aime beaucoup. Sa queue est juste une queue de lion avec laquelle il semble faire la poussière sur les grilles de son enclos.