mardi 25 août 2020

 Temps primitif

Mon premier souvenir désagréable réside en une rupture d’harmonie. Il s’était produit un décalage entre deux vécus, celui de ma mère et le mien. Je m’amusais tellement bien avec mon frère, assis sur le tronc d’arbre posé dans la cour. Nous vivions une aventure palpitante et n’avions aucune notion du temps qui s’écoulait. Le temps a surgi lorsque notre rêvé a cessé, lorsque nous sommes rentrés à la maison pour déjeuner, après que notre mère nous eut appelés plusieurs fois. Il était trop tard. Maman avait débarrassé la table et était très fâchée. Elle était affairée avec notre petit frère et les tâches ménagères, l’esprit occupée par les tracasseries familiales dont nous ne pouvions avoir conscience. J’étais âgée de deux à trois ans, insouciante et heureuse. J’avais l’âge auquel on dit que l’enfant développe la conscience de soi.

Je n’avais pas voulu que maman soit fâchée et pourtant, c’était mon attitude qui en avait été la cause. Cet état de fait revêtait un caractère paradoxal, absurde, incompréhensible, que j’étais bien évidemment incapable de qualifier ou d’analyser mais qui m’imprégna d’une sensation désagréable. Je ressentis à ce moment là une sorte de consternation. Je voulais revenir en arrière, modifier cela, l’effacer, le changer, afin que l’harmonie persiste sans rupture. Il suffirait de peu de chose. Il ne suffirait que d’une petite action, à un instant donné, une toute petite action, rentrer plus tôt, afin que maman soit contente.

Cela n’était pas possible. Avancer de quelques pas et ensuite reculer, cela était possible. Déplacer un objet puis le remettre à sa place, cela était possible. Mais réaliser une action puis revenir en arrière pour la réaliser plus tôt, changer le cours des choses, cela était impossible.

J’avais perçu le caractère irréversible de la situation, ressenti sans en avoir conscience, le caractère irréversible du temps écoulé. Ce qui était fait était fait. Je vécus en cet infime instant une perte d’insouciance, une bascule entre le monde rêvé procuré par mon jeu d’enfant et celui préoccupé de l’adulte responsable. Pour la première fois, Je fus préoccupée, un court instant.

Ce souvenir fugace, cet instant fugitif, était chargé d’une forte densité d’impressions et de nombreuses questions en devenir.

Qu’est-ce que le temps ?

Qu’est ce que la réalité ? Celle que l’on vit et celle des autres, au même moment, au même endroit ?

Comment se peut-il que l’on provoque, sans le vouloir, par le simple fait de nos actions ou attitudes, chagrin, colère ou bien contentement chez les autres ?

De quelle nature est cette interaction entre personnes ?

Comment se peut-il que l’innocence soit porteuse de culpabilité ? L’insouciance est-elle innocence ?

Ce premier constat de nos interactions, de nos entrechoquements, de nos malentendus, n’est-il pas aussi le constat de nos isolements ? Impuissants à contrôler tous les effets de nos actes, ne sommes-nous pas prisonniers de notre interaction avec l’autre ?

Et plus la vie avance, plus nous croisons de personnes, plus nous tissons des relations humaines, plus nous avons d’interactions, plus nous recevons et donnons des sentiments, des impressions, des émotions, des blessures, des joies, des déceptions et des satisfactions. Plus nous interagissons avec les autres et plus nous nous modelons, plus nous devenons. Il y a là un grand mystère de la vie. Il y a les actions que nous décidons et les effets qui nous échappent. Par-dessus tout cela, ou à l’intérieur, ou autour comme une enveloppe, immaîtrisable et inéluctable, il y a le temps. Le temps infini, indéfini, impalpable, invisible, irréversible. Est-il réel ? Quel est-il ? Une quatrième dimension, un espace courbe, comme décrit par Albert Einstein ? Est-il mobile ou immobile ? Gouverne-t-il nos vies ?

Heureusement il y a l’insouciance que nous pouvons puiser dans l’enfant qui est toujours en nous. Il nous faut trouver le bon équilibre entre une petite part d’insouciance, pour rêver et nous évader hors du temps, et la responsabilité dont nous nous devons. Nous devons accepter la complexité de la nature humaine et sa palette d’émotions, y trouver de l’intérêt, apprivoiser le temps, et vivre en recherchant ce qu’il y a de plus harmonieux.