Les trois jours de Madame Panicot
Trois jours !
Trois jours qu’elle sinue, évite, enjambe, louvoie, se
faufile entre les piles, les tas, les monticules de livres écroulés sur le sol.
Il y a trois jours, Madame Panicot a entrepris de
réorganiser sa bibliothèque. Les étagères sont vides, dépoussiérées, les livres
attendent à terre, il ne reste qu’à les ranger, les aligner, les classer, les
ordonner, les faire tenir sur les étagères devenues trop petites. Il faudrait
en jeter ! En jeter ! Elle regarde avec tendresse les volumes qui
s’éparpillent dans un joyeux désordre à ses pieds. Elle les aime tous. Les
vieux cornés et jaunis, ceux lus et relus, ceux qu’elle ne relira jamais, ceux
qu’elle n’a jamais réussi à lire, ceux offerts, ceux perdus puis retrouvés par
hasard, ceux qui ont changé sa vie, ceux qu’elle a oubliés… Tous sont ses
compagnons depuis si longtemps... Madame
Panicot sentant qu’elle devient
nostalgique pose Les Fleurs du Mal qu’elle était en train de
feuilleter, acheté il y a des dizaines d’années lorsqu’elle était lycéenne et
s’attaque vaillamment à la poursuite du rangement commencé depuis trois jours.
Dans toute bibliothèque qui se respecte, les livres sont
rangés de gauche à droite et par ordre alphabétique. Chercher. Les auteurs dont
les noms commencent par A. Empiler.
Par B. Entasser. Peut-on mélanger
les éditeurs ? Ranger par taille ? S’en tenir au format poche ?
Les C. Camus, Cendras, Colette.
Accumuler. La tâche est immense. Quand elle arrive à la lettre F, un point de migraine a commencé à
battre sur sa tempe gauche. Flaubert. Madame Bovary, Les trois contes,
l’éducation sentimentale… Mais où est passé
Salammbô ? Prêté ? Perdu ? Ailleurs ? Les livres ont
une âme, ils bougent, c’est bien connu, ils changent de place, changent de
mains, passent d’un lecteur à l’autre, dorment quelque temps sur une étagère
puis repartent. Vouloir les ranger, les enfermer dans un ordre établi est idiot
se dit Madame Panicot. Cette pensée soudaine, venue comme une illumination l’apaise.
Elle prend les livres et les placent comme ils viennent, les grands formats,
les petits, les épais comme un
dictionnaire, les tout minces, les rouges, les blancs, les jaunes, les
multicolores. C’est vite fini. Si quelqu’un était venu avant ces trois jours de
fièvre et revenait maintenant, il ne verrait certainement aucune différence
pourtant Madame Panicot est satisfaite. Plus un livre ne traîne sur le sol et
les étagères disparaissent avec gaîté sous le charmant chaos des livres.