mardi 8 juin 2021

Déjeuner en terrasse

 


Au coup de sonnette c’est Pépé qui est allée ouvrir.  Pépé c’est la voisine. Elle s’appelle en réalité Madame Pérucher. Madame Panicot l’a invitée  pour ne pas être en tête à tête avec son vieil ami. Quand Pépé ouvre le portillon et l’accueille avec un beau sourire, Monsieur Briochon se trouble. La vieille dame qui l’invite à entrer, il ne la reconnaît pas. Mais il y a si longtemps qu’ils ne se sont pas vus, c’est normal qu’elle ait changé ! Il bredouille : « Bonjour, tu as toujours le même sourire… » Pépé éclate de rire. Madame Panicot arrive alors et trouve une Pépé hilare et un Briochon confus et rubescent qui comprend à cet instant son erreur. Explications, présentations, échange de compliments et de signes d’amitié, chacun se déclare très heureux d’être là. En son for intérieur, Madame Panicot est vexée par le quiproquo. C’est donc qu’il avait complètement oublié à quoi elle ressemblait ! Bien sûr, il est excusable, elle-même aurait eu du mal à le reconnaître. Le temps n’a pas fait  de cadeau à «  Brioche au sucre », maintenant il ressemble à un vieux croûton avec une jolie farine blanche sur le dessus. Madame Panicot se reproche aussitôt d’avoir de si méchantes pensées, il est un peu gêné mais charmant Monsieur Briochon et ne sait plus comment faire oublier sa désastreuse arrivée.    

Pendant le déjeuner, une légère brise rafraîchit agréablement les convives, elle est parfumée par l’odeur volatile des roses et celle, plus sucrée, de la glycine. Le vin rosé bien frais rougit les joues et délie les langues. Ils ont évité de remuer le passé. Comme tous les français autour d’une table, ils ont parlé de leurs goûts alimentaires, ils ont échangé des recettes. Il y a eu des silences aussi. Précieux. Plus éloquents que les mots. Au dessert,  Briochon  raconte à Pépé qu’il a vécu quelques années en Belgique. Il affirme que le gris du ciel qui est déprimant ici est beau en Belgique, qu’il dépose sur toutes choses un voile romantique. Des mots comme des bulles légères flottent  dans l’air tiède: gaufres… Liège… bière… Abbayes… spéculos… Pépé est aux anges. Madame Panicot  n’écoute pas, elle observe. Elle pense que retrouver un vieil ami c’est comme retrouver un vieux vêtement au fond d’un placard. On l’aimait bien avant de l’oublier, bien plié sous un tas d’autres vieilleries. Mais quand on veut le remettre, il sent le renfermé, les couleurs sont défraîchies, la coupe démodée, il serre de partout… La seule chose sensée à faire est de le remettre où il était.

Après le café, ils ont traîné encore un peu, à parler de tout et de rien puis Pépé a dit qu’elle allait rentrer, Briochon a dit : « Moi aussi ». Pépé lui a proposé de venir voir son petit potager, il a répondu : « Avec plaisir ». Madame Panicot  les a regardés s’éloigner. Lui appuyé élégamment sur une canne en bois verni, elle appuyée contre lui. Elle devrait être contente de les voir partir, de retrouver sa tranquillité chérie, le calme du jardin, le livre qu’elle a commencé hier mais bizarrement une sorte de mécontentement, un malaise incompréhensible la saisit. 

 

vendredi 4 juin 2021

Un matin pas ordinaire

Cette nuit encore Monsieur Briochon n'a pas très bien dormi. Il n'a pas rêvé, non, mais il était tellement anxieux de la journée qui l'attendait! Heureux, très heureux quand Viviane Panicot, "sa" Viviane avait décroché le téléphone l'autre matin, lui avait répondu, se souvenait de lui, n'avait aucune rancune! "Brioche au sucre" l'a-t-elle appelé, comme au bon vieux temps! Alors ils ont parlé, parlé, évoqué des souvenirs, évité le sujet fâcheux de leur séparation. Elle aurait voulu qu'il lui envoie une photo, une photo récente, mais il a refusé. Il se trouve moche, monsieur Briochon, sur les photos. En vrai, quand il discute, qu'il sourit, il peut encore faire illusion, il est resté beau parleur. Il aurait souhaité une rencontre, ils n'habitent pas si loin l'un de l'autre, mais il n'a pas osé le lui proposer; se rencontrer où? En ville, dans un café, devant tout le monde? Chez lui? C'est tout petit chez lui, pas bien entretenu, homme seul il n'a jamais voulu qu'une femme de ménage touche à son bazar. Et puis voilà qu'après trois ou quatre conversations au téléphone, elle lui a donné son adresse, elle l'a invité, invité à déjeuner ! Et c'est aujourd'hui, à midi. Dès qu'il a eu l'adresse il est allé voir, de loin. « Sa » Viviane, il ne peut pas l'appeler Madame Panicot, habite un joli petit pavillon avec des fleurs à toutes les fenêtres et un jardin ombragé, une pelouse, une glycine, des massifs de fleurs encore. Ça l'a inquiété. Lui qui voulait lui apporter un bouquet,  ça devenait d'un banal... Alors il a acheté des chocolats. Il espère qu'elle aime toujours ça, les chocolats. A moins qu'elle fasse attention à sa ligne, à moins qu'elle ait beaucoup grossi? Elle était si mince autrefois. Ce matin il se prépare: comment s'habiller? Un costume? Trop cérémonieux. Un jean tout neuf, une chemise blanche, pas de cravate bien sûr. Il s'est rasé de frais comme tous les matins, un soupçon d'eau de toilette, à peine. Des mocassins qu'il a cirés hier soir. 10h30, il est prêt. Pour déjeuner, à quelle heure peut-il arriver? Midi, midi et demi? Il y a un quart d'heure de route jusque chez elle. Il s'assoit dans son fauteuil, se force à rester tranquille. Lui téléphoner ce matin encore une fois, ce ne serait pas correct. Lire le journal? Il ne comprend rien à ce qu'il lit. Faire une réussite? Aucune concentration. Alors il est là, il attend. Il ne sait pas ce qui le rend tout chose, ce qu'il espère. Une simple rencontre? Et si finalement elle lui faisait des reproches pour ce qu'il lui a dit, il y a cinquante ans? Non, elle semblait heureuse de l'entendre au téléphone, ils n'ont échangé que de bons souvenirs. 11h45, il n'en peut plus. Il se lève, prend la boîte de chocolats, vérifie que tout va bien dans la glace et sort prendre sa voiture. Il roule, il roule, arrive devant sa porte, c'est encore un peu tôt. Il fait trois fois le tour du pâté de maisons, c'est joli ce quartier. Bon, il faut se décider. Il se gare, descend de voiture, approche de la porte du jardin, appuie sur la sonnette où est inscrit "Mme Panicot" Il sent qu'il tremble un peu. D'une fenêtre s'échappe une délicieuse odeur de cuisine. Tout doucement la porte s'entrouvre, il fixe la silhouette qui s'y encadre. Une jolie dame aux cheveux blancs parait. Elle est bien vieille, comme lui. Il ne l'aurait pas reconnue, sauf quand elle lui sourit.