vendredi 4 juin 2021

Un matin pas ordinaire

Cette nuit encore Monsieur Briochon n'a pas très bien dormi. Il n'a pas rêvé, non, mais il était tellement anxieux de la journée qui l'attendait! Heureux, très heureux quand Viviane Panicot, "sa" Viviane avait décroché le téléphone l'autre matin, lui avait répondu, se souvenait de lui, n'avait aucune rancune! "Brioche au sucre" l'a-t-elle appelé, comme au bon vieux temps! Alors ils ont parlé, parlé, évoqué des souvenirs, évité le sujet fâcheux de leur séparation. Elle aurait voulu qu'il lui envoie une photo, une photo récente, mais il a refusé. Il se trouve moche, monsieur Briochon, sur les photos. En vrai, quand il discute, qu'il sourit, il peut encore faire illusion, il est resté beau parleur. Il aurait souhaité une rencontre, ils n'habitent pas si loin l'un de l'autre, mais il n'a pas osé le lui proposer; se rencontrer où? En ville, dans un café, devant tout le monde? Chez lui? C'est tout petit chez lui, pas bien entretenu, homme seul il n'a jamais voulu qu'une femme de ménage touche à son bazar. Et puis voilà qu'après trois ou quatre conversations au téléphone, elle lui a donné son adresse, elle l'a invité, invité à déjeuner ! Et c'est aujourd'hui, à midi. Dès qu'il a eu l'adresse il est allé voir, de loin. « Sa » Viviane, il ne peut pas l'appeler Madame Panicot, habite un joli petit pavillon avec des fleurs à toutes les fenêtres et un jardin ombragé, une pelouse, une glycine, des massifs de fleurs encore. Ça l'a inquiété. Lui qui voulait lui apporter un bouquet,  ça devenait d'un banal... Alors il a acheté des chocolats. Il espère qu'elle aime toujours ça, les chocolats. A moins qu'elle fasse attention à sa ligne, à moins qu'elle ait beaucoup grossi? Elle était si mince autrefois. Ce matin il se prépare: comment s'habiller? Un costume? Trop cérémonieux. Un jean tout neuf, une chemise blanche, pas de cravate bien sûr. Il s'est rasé de frais comme tous les matins, un soupçon d'eau de toilette, à peine. Des mocassins qu'il a cirés hier soir. 10h30, il est prêt. Pour déjeuner, à quelle heure peut-il arriver? Midi, midi et demi? Il y a un quart d'heure de route jusque chez elle. Il s'assoit dans son fauteuil, se force à rester tranquille. Lui téléphoner ce matin encore une fois, ce ne serait pas correct. Lire le journal? Il ne comprend rien à ce qu'il lit. Faire une réussite? Aucune concentration. Alors il est là, il attend. Il ne sait pas ce qui le rend tout chose, ce qu'il espère. Une simple rencontre? Et si finalement elle lui faisait des reproches pour ce qu'il lui a dit, il y a cinquante ans? Non, elle semblait heureuse de l'entendre au téléphone, ils n'ont échangé que de bons souvenirs. 11h45, il n'en peut plus. Il se lève, prend la boîte de chocolats, vérifie que tout va bien dans la glace et sort prendre sa voiture. Il roule, il roule, arrive devant sa porte, c'est encore un peu tôt. Il fait trois fois le tour du pâté de maisons, c'est joli ce quartier. Bon, il faut se décider. Il se gare, descend de voiture, approche de la porte du jardin, appuie sur la sonnette où est inscrit "Mme Panicot" Il sent qu'il tremble un peu. D'une fenêtre s'échappe une délicieuse odeur de cuisine. Tout doucement la porte s'entrouvre, il fixe la silhouette qui s'y encadre. Une jolie dame aux cheveux blancs parait. Elle est bien vieille, comme lui. Il ne l'aurait pas reconnue, sauf quand elle lui sourit.