mardi 20 novembre 2018

Rêve 5- Le voyage


Il jouait souvent près du puits, à côté du cimetière. Il était toujours seul, je l’observais de loin. Le puits était profond, disait-on. Un enfant y était tombé, il y a de nombreuses années, et personne depuis n’osait s’en approcher. Personne sauf ce garçon qui jouait en toute insouciance, y fredonnait parfois, adossé à la pierre.
             
Moi je jouais plus bas, au bord du ruisseau qui serpentait à la sortie du village, avant de pénétrer dans le bois qui m’était interdit autant que le vieux puits. L’eau surgissait de terre, alimenté par une source lointaine et mystérieuse. Mon ruisseau, allait se perdre dans les bois, là où sans doute je me perdrais aussi. J’y jetais des brindilles et des feuilles, que je suivais en courant jusqu’au grand chêne qui marquait la limite de l’interdit. Je me demandais bien où elles allaient ensuite.
              
C’était le début de l’automne et déjà des feuilles aux mille couleurs tombaient à terre, illuminant le sol. Je choisis une feuille d’alisier colorée d’un rouge vif et la déposai dans le ruisseau. Au même moment survint un bateau de papier, qui virevolta dans un tourbillon et s’immobilisa entre les herbes de la berge. Je m’approchai pour le remettre à flots et aperçus un petit bonhomme qui me faisait des signes. C’était le garçon du puits. Il m’invitait à le rejoindre. Je sautai dans le bateau. S’aidant d’un bâton, il repoussa le bord de l’eau pour remettre l’embarcation dans le sens du courant.

« Vite, rattrapons-là !» 
                               
Nous partîmes à la poursuite de la feuille écarlate. J’écarquillais les yeux pour admirer le fond de l’onde, où brillaient des cailloux multicolores et dansaient de longues herbes abritant de minuscules poissons. De petites grenouilles sautaient devant nous, des libellules frôlaient nos cheveux, des papillons nous accompagnaient en voletant. Nous atteignîmes rapidement l’orée du bois. Le ruisseau se calma, s’écoulant lentement entre les saules où il s’élargissait, rejoint par d’autres courants voyageurs. Notre feuille d’alisier était là, presque immobile, comme si elle attendait. Alors que nous parvenions à son niveau, le cours d’eau reprit de la vitesse, entraînant l’un et l’autre, la feuille et le bateau, avec nous à son bord. Nous voguâmes longtemps côte à côte, traversant clairières et sous-bois, puis longeant un chemin de poussière. Notre petit ruisseau était devenu majestueuse rivière et semblait s’orienter vers une grande étendue d’eau. Alise, c’est le nom que je lui avais donnée, était toujours à nos côtés, tantôt à bâbord, tantôt à tribord.
                              
«  Nous arrivons », lança le garçon, pointant du doigt la nappe bleue argentée.
                             
« Où allons-nous ? » Lui demandais-je ?

« A la mer »

La rivière, ou plutôt le fleuve, nous conduisit jusqu’à la grande étendue. Alise se colla contre notre vaisseau, nous invitant à la rejoindre. Nous nous y installâmes prudemment et une vague nous souleva délicatement pour nous déposer doucement sur le sable.

J’étais médusée par la beauté du lieu. Des millions d’étoiles scintillaient dans la mer, dans l’air dansaient des volutes nacrés, nous avancions sur le sable qui changeait de couleur à chacun de nos pas vers une oasis d’où nous parvenaient des sons enchanteurs, où poussaient des arbres aux fleurs géantes dont les pétales s’agitaient lentement au gré de la brise.

« Pourquoi m’as-tu amenée là ?»
                                         
« C’est toi qui a voulu venir », répondit le garçon.

« Je n’ai rien demandé », m’étonnai-je.

« Mai si. Tu demandes toujours tout. tu veux tout savoir, tu poses tant de questions. Je t’entends questionner : Mais où et donc or ni car, qui que quoi donc où, combien, comment, pourquoi… »

« Et alors ? »

« Tu vois, encore une question. Alors ici, tu auras toutes les réponses » 
           
« C’est ici que s’écrit Tout l’univers ? »

« L’univers ne s’écrit pas »

« Tu te trompes. Moi je lis Tout l’univers. Lorsque j’aurai fini de lire tous les volumes de l’encyclopédie Tout l’univers, je saurai tout sur tout. Et plus tard je serai savante et moi aussi j’écrirai dans Tout l’univers, pour faire connaitre toutes les découvertes que les hommes font chaque jour ».

« Il est impossible de tout savoir sur tout. L’univers est bien trop vaste ; il est infini. D’ailleurs, à quoi cela sert-il de tout savoir ? »

« C’est  vrai, l’univers est infini. Chaque jour les savants en découvrent un peu plus, et c’est sans fin. Tout savoir sur tout veut dire tout savoir sur tout ce qui a déjà été découvert. Ça sert à en découvrir d’avantage, à aller plus loin. »

« Mais pour quoi faire ? »

« Je ne sais pas à quoi ça sert mais c’est comme ça. On a besoin de connaitre, de savoir, de comprendre, comme on a besoin de manger, de dormir et de parler.»

« Moi je voulais seulement savoir à quoi servait de vivre.»
       
« Le sais-tu maintenant ? »

« Peut-être. Peut-être que cela m’a servi à venir ici, dans ce lieu si beau et paisible. Et peut-être aussi que cela m’a servi à te rencontrer, à me faire une amie. Là-haut je n’en avais pas, j’étais toujours seul dans ma maison près du puits. »

Tout en bavardant, nous étions arrivés jusqu’à l’oasis. Nous nous assîmes sur une pierre couverte de mousse soyeuse. Des rochers formaient des cuvettes dans lesquelles coulait en cascade une eau claire, créant des gouttes de lumière qui éclataient en libérant des notes cristallines, tandis que tombaient des pétales parfumés. Il semblait qu’un spectacle était donné pour nous accueillir. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à s’émerveiller.

Je commençais à avoir faim. Combien de temps étais-je restée là, à contempler l’eau qui ruisselait, et  cette feuille d’alisier rougie par l’automne,  immobile devant moi, stoppée dans sa course par les herbes qui bordaient le ruisseau. Je courus vers la maison. Une odeur familière de pain grillée acheva de me réveiller. 
 
« Dépêche-toi, nous allons à Rochebelle aujourd’hui ! » lança mon frère, déjà affairé à préparer seaux et épuisettes.

Grand-père avait décidé de nous emmener pêcher des crabes. Nous empruntâmes le petit bac qui nous emmenait dans l’île. Bottes aux pieds, chacun muni d’un seau et d’une épuisette, nous traversâmes la plage où nous avions l’habitude de nous baigner et arrivâmes jusqu’à la pointe formée par les rochers, barrière naturelle qui empêchait de nous aventurer plus loin. Mais ce jour là, c’était marée basse et Grand-père nous autorisa à contourner le roc avec lui. La mer brillait sous le ciel irisé de nuages clairs, créant une lumière nacrée. L’îlot de rochers couverts de mousse était creusé de flaques, les vagues chantaient, des buissons fleuris poussaient sur la dune. Je reconnus la plage.

Grand-père et mon frère avançaient lentement, à demi-courbés, scrutant chaque trou d’eau. Je m’assis dans les rochers, cherchant à débusquer autour de moi dans les creux gorgés d’eau, les petites pattes grises. Mon regard fut attiré par une tâche rougeâtre. C’était une feuille d’alisier, échouée là, sans doute apportée par le vent. C’était ma feuille !

« Que fais-tu là, Alise » ?

« Je suis bloquée ici, bien seule. J’attends que la marée monte et m’emmène »

« Où veux-tu aller ? »

« Je veux partir réaliser mon rêve, voguer longtemps sur les flots et peu à peu me désagréger pour devenir plancton et briller comme mille étoiles. »

« Je ne crois pas que cela soit possible. Les feuilles des arbres ne deviennent jamais plancton. Ce n’est pas leur destinée ».

« J’aimerais au moins essayer. Pourquoi penses-tu que je me sois enfuie du bois ? je n’ai pas envie de finir en composte. »

« Si tu veux briller comme les étoiles, pourquoi ne t’envolerais-tu pas ? Le vent pourrait t’emporter bien haut dans le ciel, tu traverserais l’atmosphère, t’enflammerais comme une météorite et irais rejoindre la voie lactée. »

Ma proposition semblait plaire à Alise.

« J’aimerais beaucoup, mais comment faire ? »

« Dans quelques jours c’est l’équinoxe. Une grosse tempête est annoncée. Il y aura assez de vent pour t’emporter là où tu le désires. Mais d’abord il faut te faire sécher, tu seras plus légère »

Comme Alise était d’accord, je la ramassai pour l’emporter chez moi.

« La marée remonte, il faut partir » annonça Grand-Père. « Voilà de quoi faire une bonne soupe, » ajouta-t-il en me montrant son seau rempli de petits crabes verts.

« J’en ai trouvé aussi ! » triompha mon frère. « Et toi, Louise ? »

Je lui tendis mon seau, fière de ma jolie feuille.

« On la mettra dans la soupe ! » dit-il en tentant de s’en emparer.      
 
« Jamais ! » répondis-je en le poussant pour l’éloigner d’Alise.    
           
« Cessez de vous chamailler et rentrons. » ordonna Grand-père

De retour à la maison, je disposai Alise sur le radiateur de ma chambre, entre deux feuilles de buvard. Elle sécha bien vite. Vint le jour de l’équinoxe. Le vent rugissait dans les arbres, emportant tout ce qu’il pouvait sur son passage. Le moment était venu de laisser partir ma feuille, que je mis dans le vent, la suivant des yeux un moment avant de la perdre de vue.

Le lendemain le vent s’était calmé. En allant à l’école je passai près du cimetière et aperçus le garçon qui jouait près du puits, une feuille d’automne au creux de la main. C’était Alise. Mes amis étaient tous deux réunis. Ils ne seraient plus jamais seuls.