mardi 9 avril 2013

Un homme une femme

    Il se fait appeler Ugo. Sans hasch, même s'il en fume un peu trop ces derniers temps. 17 ans bientôt, et trop sûr de lui pour envisager sérieusement d'identifier ses défauts. Toutes les qualités donc, a priori s'entend. A posteriori, hum...
    Son amour pour la montagne est aussi vieux que lui, ou du moins le croit-il. Il avait si peu voyagé jusqu'à présent, et clac, un ras le bol, un train, le plus loin possible, le mobile jeté dans un caniveau, Banzaï ! L'instinct a guidé ses pas, il est en ce moment persuadé, certain, convaincu, pénétré de l'idée qu'il ne reviendra pas en arrière, le vaste monde l'attend, derrière quelques vallées de plus. Mettre des oublis kilométriques entre lui et ce cadavre découvert sous l'ombre bleue d'un sapin Douglas au détour d'une balade en solitaire, sur la piste d'animaux à fourrure, comme quand il était petit et rentrait trempé et crotté d'explorations sylvestres. Mais là non, le rouge sang sur le blanc neige, c'était trop. Adieu malaise.
    Elle a 33 ans, elle ne disait que son prénom, Ava. Depuis quelques semaines, elle y ajoute son patronyme, Eckhardt, comme fière de ce vieux maître oublié même de l'Eglise, autrefois sainte et apostolique.
    Elle est assise en face de ce jeune homme inquiet, dans ce compartiment à l'ancienne, qui roule comme un dromadaire sa bosse débonnaire, au gré des ballasts échaudés par le gel. Elle fuit la neige, elle aussi, trop de souvenirs cruels, trop de récents remords, de mea culpa reconduits année après année pour cette mort qui la laisse fille unique, et tout le poids des fronts las de ces adultes ou prétendus tels, qui l'ont encerclée. Ugo remarque une montre brisée à ce poignet transparent. Il se demande "elle n'a peut-être pas remarqué le choc dans la cohue de cette gare, ou le boîtier est-il gravé contre sa peau d'initiales intimes?" Quelques hypothèses pour ce chemin qui s'annonce démesuré sans rien à lire que les emballages d'un casse-croûte industriel.
    Ava est belle, très belle, et a parfois du mal à soutenir le regard de ce jeune homme aux yeux limpides, avide de l'immensité du monde et de ses vivants, ceux qui respirent encore librement, inconsciemment. Elle se laisse couler dans une indifférence polie, son regard à elle tourné vers la fenêtre, pretty vacant, joliment vide; elle est creuse, sa vie glisse sur les rails, elle git assise, sans un geste. Sa vie glisse, alors qu'elle aurait pu rester sur la terre ferme, comme hier et comme demain, dans ce balisage social lisse et insipide, cloîtrée dans le respect des convenances, très important le respect, un parfait exemple pour le savoir-vivre du nouveau siècle, le savoir-faire conjugué au savoir-avoir.
    Alors quand la nuit l' a saisie, d'effroi et de froid, elle a hésité, elle s'est réveillée, a cru qu'un petit déjeuner pourrait la ramener à la vie. Elle a fait le tour de sa chambre, écouté le ronflement de son havre de mari, elle a embrassé ses filles qui rêvaient sans bruit. Ava n'a pas fait de vagues, elle a ouvert le tiroir où trainait la montre de feu son petit frère, et elle est partie, sa petite famille en vie, elle...