vendredi 8 août 2014

Mots - ments d' enfance


Je suis petite et sans soucis. Je ne marche pas, je saute, constamment, je saute, à la corde, à la marelle, sur le chemin de l'école. Tous les matins je pars avec Christiane, elle saute aussi, moins que moi.

La guerre est finie mais dans mon assiette ce n'est pas encore l'abondance. Je dévore tout ce qu'on y dépose, sauf la raie au beurre noir, je déteste la raie au beurre noir.

L'hiver, il fait froid le matin sur le chemin de l'école, même en sautant. J'ai une grande écharpe en laine enroulée jusqu'aux yeux mais vite, je la soulève, pour souffler de la vapeur par la bouche, par le nez.
Je sais que ma mère me regarde de sa fenêtre, jusqu'à ce que j'ai tourné le coin de la rue. Je n'enlève le cache-nez que quand elle ne me voit plus, elle ne plaisante pas avec les soins à apporter à la santé.

Je plisse les yeux face au soleil, surtout quand il vient de pleuvoir, et toutes sortes de couleurs apparaissent. J'aime l'oranger, le rouge, le violet.

Quand il neige, ce sont les moufles que j'enlève aussi, c'est si bon la neige qui fond sur la langue, le froid, le chaud, la brulure.
Pourquoi toutes les bonnes choses sont elles interdites? Heureusement on peut se cacher, les adultes n'ont pas les yeux partout, ni les oreilles.

Moi, j'aime le silence. Eux, ils parlent tout le temps. Parfois j'écoute, ce n'est pas intéressant. Ils parlent des voisins, rarement en bien, du coût de la vie. Ah bon, ça leur coûte, de vivre? De la guerre froide. Moi j'imagine que la guerre est chaude. Je vois du feu, des bombes qui éclatent.

Souvent mon grand-père raconte sa guerre, celle d'avant, la vraie; il remonte son pantalon, me montre une petite tache blanche en creux sur le coté de son genou, me dit: J'ai reçu un éclat d'obus. Je ne sais pas ce qu'est un obus, je ne demande pas, j'aurais l'air bête. Mais je comprends que la guerre c'est affreux, que ça sent la poudre et le sang, la souffrance et la mort.

J'écoute pourtant leurs conversations. Le soir, je redescends sans bruit l'escalier, je me blottis derrière la porte, j'écoute. J'aime écouter, surprendre ce qui est défendu aux enfants.

De temps en temps ma mère m'emmène à la poste; on fait la queue, elle demande un jeton, me soulève, m'assoit sur la tablette près du gros téléphone noir. C'est moi qui glisse le jeton dans la fente, c'est elle qui parle dans l'appareil. Je n'entends pas ce qu'on lui répond, juste un grésillement grave.

La nuit, je rêve que c'est moi qui téléphone, je ne sais pas à qui. Je caresse mon oreiller d'une main, je suce mon pouce, je m'endors...