Au milieu de la place Sainte-quelque-chose, il y a cet arbre
qui domine tout. Et tout le monde. Du haut de son tronc puissant et solide,
enraciné au sol depuis l’an de grâce 1602, cet arbre… Bah ! C’est moi !
Je n’ai ni nom, ni âge. Ce « 1602 »
a été gravé sur mon cœur, bien malgré moi, de façon à ne plus pouvoir l’oublier.
Je n’ai ni nom, ni âge. Du moins, d’après mes lointains souvenirs. Je suis vieux,
certes, très vieux, et presque éternel ! Et des souvenirs, j’en ai
beaucoup ! Ils me reviennent quand ça leur chantent, le plus souvent
lorsque le vent souffle dans mes branches… C’est alors qu’une certaine
nostalgie et une solennité me gagnent, propices à l’Inspiration. Certains
souvenirs me sont plus chers que d’autres. Plus précieux, car je dois l’avouer,
ils me rengorgent de fierté, et ça n’est pas désagréable ! Je me souviens
d’une famille de miséreux qui s’était abritée sous mes solides branches, un
soir de pluie. Comme quoi, j’ai depuis ma jeunesse une très grande prestance !
Jamais je n’ai pu oublier les sanglots
du garçonnet qui réclamait son quignon de pain. Jamais je n’ai pu oublier la
voix démunie de la mère lui rétorquant de manger ses doigts, et que peut-être,
sa faim disparaîtrait. Pauvre petiot ! J’avais essayé de lui tendre bien charitablement
quelques unes de mes plus belles feuilles, mais ce vilain garçonnet les as
capricieusement refusées, ses larmes d’enfant se mêlant aux gouttelettes de
pluie en un océan de tristesse. L’océan ! Des illuminés en parlent quelques fois. Oui, je suis bien indiscret d’écouter les conversations d’anonymes,
je le confesse bien volontiers. J’aurais bien voulu le voir, l’océan. Le
découvrir. Le contempler. Je me contente donc de le rêver. Mais hélas ! Je
suis damné à enracinement éternel ! Tant de rêves de voyage et d’aventures
brisés ! Quelle malfaisante sorcière aurait donc bien voulu me jeter un tel
sort? Cette damnation a fait de moi, un observateur aguerri et un esclave
du temps.
Je me souviens aussi de cette ravissante marchande de fleurs
qui vendait des bouquets sur la place, en tenant son âne par la bride. Même ma
feuille la plus flamboyante et la plus digne, à l’apogée de l’automne, n’aurait
pu rivaliser avec la plus piteuse de ses fleurs. J’en tremble encore de
jalousie ! Je la voyais souvent sur la place Sainte-quelque-chose
(pardonnez-moi, j’en ai oublié le nom !) La première fois que je la vis, ce
fut à la pointe de l’automne, alors que moi, je perdais une à une mes plus
belles feuilles, et endurais des souffrances atroces ! Quel malheur ! Elle
portait alors une robe qui dansait à la brise du vent, et elle avait l’air fort
sympathique. Malgré mon supplice abominable, je me tus avec une vaillance qui
encore me rengorge aujourd'hui de fierté ; je ne voulais pas l’effrayer ; et si j’eus
crié, elle serait aussitôt partie, tremblante de peur, plus ne plus jamais
revenir. J’étais bien désolé pour elle, car personne ne s’intéressait à elle.
Sauf moi, qui aimait bien l’observer. Les passants oublient souvent, que moi, l’Arbre, enraciné depuis l’an de grâce 1602, ait une âme, et une conscience.
Et laquelle !
Les passants cruels et sans cœur, écrasaient brutalement mes
pauvres feuilles, jonchant lamentablement au sol. J’en tremblais d’indignation !
Et encore aujourd'hui d'ailleurs ! (Mais je tremblais si légèrement, que naturellement personne ne me remarqua !
) Personne… sauf la ravissante marchande de fleurs. Elle leva alors la tête
vers moi, et nos regards se croisèrent. Elle lut dans mes malheureux yeux ma
révolte, mon impuissance, et me sourit, pleine de compassion. Les quelques
feuilles qui me restaient s’empourprèrent de décontenance ! C’est alors
que la marchande de fleurs ramassa une à une mes pauvres feuilles tombés au
sol, et les collecta dans son panier, essuyant bravement les moqueries des
passants si cruels et sans cœur. Elle mis le panier sous mon tronc et y déposa
ses fleurs. Elle me salua fort respectueusement puis s’en alla, parée de toute
la grâce des fleurs qu’elle m’avait laissées. Elle ne revint jamais… Depuis,
chaque automne je me démène à faire pousser les plus splendides feuilles qui soient, devenant chaque an plus
belles les unes que les autres ; dans l’espoir qu’elle reviendrait. J’attends,
j’attends. D’une patience inouïe, je m’en rengorge chaque jour de fierté. J’attends,
j’attends qu’elle revienne, car elle fut la seule Humaine à me comprendre, à
daigner de me regarder avec le respect qui m’est dû. J’attends, j’attends,
péniblement, mais j’attends. Je suis un arbre paré de toutes les grâces, et il
n’en existe pas un plus beau que moi, sachez-le ! Si vous daignez me
regarder avec le respect qui m’est dû, venez alors me rendre visite à la place
Sainte-quelque-chose. À force de remuer tant de souvenirs, d’autres sont revenus…
Dont mon nom. Et lequel ! J’en rengorge encore aujourd’hui de fierté. Je suis…
Je suis… L’Arbre Quadricentenaire… Et j’attends votre visite !
PS : Prenez votre temps ! Par chance je suis infaillible, par conséquent, je suis donc éternel. (Je m'en rengorge encore aujourd'hui de fierté!)
PS : Prenez votre temps ! Par chance je suis infaillible, par conséquent, je suis donc éternel. (Je m'en rengorge encore aujourd'hui de fierté!)
Christina