mardi 25 mai 2021

Le rêve de Monsieur Briochon

Monsieur Briochon rêve. Il se tourne et se retourne dans son lit, ses jambes sont agitées de grands soubresauts qui finissent par le réveiller. 3 heures, 3 heures du matin ! Que lui arrive-t-il ? Il dort bien d'habitude, d'une traite, grâce au petit comprimé blanc qu'il avale chaque soir avec un demi verre d'eau, et ne rêve jamais, ou bien n'en a aucun souvenir. Mais là, 3 heures du matin ! Il hésite : doit-il reprendre un petit comprimé ? Ce serait peut-être dangereux. Il est vieux, Monsieur Briochon, il le sait, mais il ne veut pas mourir, pas encore, pas comme ça ! Il se lève, fait le tour de sa chambre, fait couler l'eau du lavabo pour se rafraîchir les mains, le visage. Car il fait chaud, trop chaud, c'est l'été en ville et chez lui il ne peut pas faire de courant d'air. Il approche une chaise de l'unique fenêtre grande ouverte, appuie les bras sur la rambarde et contemple la rue sombre et vide. Il attend. Il attend d'avoir de nouveau sommeil, ou bien que le jour se lève... Pas envie de lire ni d'allumer la télé. Il pense. D'habitude il n'aime pas penser, ça le rend triste, le renvoie à sa solitude, lui fait évoquer les belles journées de sa jeunesse si lointaine. Mais qu'est-ce qui l'a réveillé ? Ah oui, un rêve. Quel rêve ? Gai, triste ? Il ne sait plus. Il laisse errer ses pensées et petit à petit lui reviennent une image, deux images, une lointaine histoire. Une histoire d'amour, à quoi d'autre pourrait rêver un vieil homme de 75 ans ? C'est plutôt un souvenir, un très ancien souvenir qui émerge. Une jeune femme blonde qui habitait dans son quartier. Il avait la vingtaine, elle aussi. Elle le cherchait, timidement d'abord puis avec plus d'audace. Il savait qu'il lui plaisait. Elle était jolie, très jolie, mais à cette époque les jeunes filles étaient parfois sérieuses. Ils se sont parlé quelquefois, elle s'est même laissée embrasser, elle sentait bon, un parfum à la violette. Mais très vite elle a évoqué un avenir possible, un avenir avec lui. Lui, il rêvait de voyages, de pays lointains, de rencontres d'une nuit, de la liberté... Alors il a laissé s'échapper la demoiselle, il y en avait tant d'aussi belles. Il se rappelle qu'elle avait pleuré quand il l'avait un peu rudoyée pour ne lui laisser aucun espoir. Et puis sa vie n'avait pas été si aventureuse... Quelques années plus tard il avait trouvé un emploi tranquille dans une ville proche. Il ne s'était jamais marié, quand l'envie lui en était venue toutes les jolies filles étaient casées, avec mari, enfants. Il en a souffert un peu, jouissant tout de même de sa liberté. Mais quand l'heure de la retraite est arrivée les journées sont devenues longues, très longues malgré les parties de cartes au bistrot. Il en est sûr maintenant, c'est le souvenir de la douce amoureuse de ses 20 ans qui l'a réveillé. Quelle idée, c'est bien une histoire de rêve cela. Il sait ce qu'elle est devenue son amoureuse, dans ce petit pays tout se sait, elle a fondé une famille, elle est veuve maintenant. Une vieille dame elle aussi. Est-elle devenue grosse et négligée, ou bien a-t-elle su garder une certaine élégance ? Il se rappelle, elle aimait les livres, elle les dévorait. A mesure que la nuit pâlit une folle envie d'avoir de ses nouvelles s'éveille en lui. Il se rappelle, il se rappelle, elle avait épousé un Monsieur Panicot. Lentement il se lève, va chercher l'annuaire du téléphone, l'ouvre à la lettre P. Est-ce que quelquefois la vieillesse accorde encore des moments de bonheur ? Est-ce qu'il osera tenter de forcer le destin ?