Une pincée de sésames.
Le boucher a l'œil vitreux.
Un peu comme les bouzoulouf[1]
derrière la vitrine réfrigérée .
La blouse défraîchie maculée de sang noir
sec et rouge frais.
Elle voit des particules de moelle et d'os
sur les bords de ses manches.
Une grosse mouche bleue rôde…
C'est le milieu du ramadan.
Gras, sous ses cheveux noirs ombrés de
pellicules blanches, ses yeux de fatigue et deux tasses de cerne comme des citernes de nicotine. Le
boucher.
Elle le regarde, elle la cliente.
C'est son tour.
La mouche bleue est posée sur des tripes de
mouton.
Il la regarde. Lui, le boucher.
-C'est votre tour. Il sourit et la
distrait…
Elle sursaute à ses mots sans relâcher sa
vigilance. La mouche…
Elle voit ses dents moussues, elle détaille
son haleine au-delà de la banque réfrigérée.
15 jours sans manger, 15 nuits à la
Marlboro rouge, tu parles d'un cow-boy....
L'appel des grands espaces, dunes infinies,
villages de pisé, océan d'étoiles, le souffle du narguilé et la galette de
semoule qui rougeoie au creux des braises comme un cœur dans la nuit, là,
silhouette d'un dromadaire immobile.
-Madame,yahamoualdék,[2]
c'est à vous !
Elle revient
elle est là, la mouche, elle la guette, la
cliente, posée sur une barquette de poitrine d'agneau.
Posée sur sa cible. Elle va pondre. Il faut
faire quelque chose.-
-Je voudrais des cubes de mouton.
-Tu veux des cubes de l'épaule ?
-Non.
-Des cubes de gigot ?
-Non, non.
-Des cubes de poitrine d'agneau en promo ?
-Non, non, des petits cubes pour la soupe.
Des cubes lyophilisés.
-Achkoun[3]
lyophilisi ?
-Y a des belles côtelettes, des scalopes,
des viandes hachis pour les boulettes, des volailles, des merguez pour faire griller,
des hasbanes[4] de
veau...
Non..., il va me déballer toute
l'artillerie lourde de la boucherie halal…
Il se réveille, un éclat dans la pupille
noire, il la regarde l'œil lubrique, elle ferme sa veste d'un geste pudique.
Elle rencontre la mouche immobile. Poitrine
d'agneau farcie… Trop tard, c'est fait. Elle voit les œufs, pas plus inquiétant
qu'une pincée de sésames lovés dans un creux de chair.
Il ne la quitte plus des yeux, lui le
boucher.
Il se délecte de cette nourriture terrestre
qui manque, pendant ces trente jours d'abstinence. Allah Akbar.
Elle revient… Les cubes…
-Des cubes de mouton !
-Ah ! des quiiibes, là-bas à la caisse.
Pour toi c'est cadeau.
-Mais, pour la chorba, c'est meilleur si ti
mets la poitrine d'agneau toute fraîche, de toute beauté…
-La prochaine fois, merci.
-Merci… ? De rien !
Il postillonne sur les biftecks, il
déglutit bruyamment.
Elle voit la mouche s'éloigner à
tire-d'aile, légère et heureuse. Sa descendance assurée. Allah Akhbar.
nicole