Je
ne suis pas une alouette. Je ne sais pas me réveiller dès le point
du jour pour lancer mes trilles au soleil levant. Je ne sais pas
chanter six cent notes et lancer des phrases musicales. Je ne suis
pas tentée par la migration. Je suis casanière.
Je
suis Corinne. Mon père était goye, ma mère juive. J'ai été
élevée dans la religion juive sans avoir rien à décider. J'avais
trois frères ainés, deux sont morts, mes parents aussi. Le frère
qui me reste est handicapé, je m'en occupe, j'essaie de ne pas en
être prisonnière.
C'est
pourtant beau, le chant de l'alouette.
Je
suis Danièle. J'ai tutoyé les étoiles et tous les saints du
paradis. Maintenant je suis très vieille et je crains qu'ils ne
m'oublient.
Et
je suis Ali. Cela fait quinze ans que je vis en France. Pendant dix
ans j'ai été clandestin. Le jour je dormais dans le lit d'un copain
pendant qu'il travaillait. La nuit, je marchais dans le noir, le long
du périph pour ne pas me faire repérer. Je boitais avec mon
pied-bot. Maintenant j'ai des papiers, un travail, une épouse, un
fils, un vrai logement. Je pense à tous mes frères qui n'en sont
pas encore là.
C'est
tellement beau, le chant de l'alouette, il évoque l'espoir.
Je
suis Suzanne. On dit que je suis encore belle. Je l'ai été.
Maintenant je vis seule, je ne sors jamais sans rouge-à lèvres.
Ou
je suis Pierrette. Je n'ai jamais quitté la ferme familiale, je sers
de bonne à tous les autres. Mais seulement de bonne, rien
d'autre. J'aime la terre, l'odeur de la terre. Je me lève très tôt,
pour écouter le chant de l'alouette.
Je
ne suis pas Sidonie. Je ne suis pas mariée, je n'ai pas d'enfant.
Les bons jours je me crois libre.
Je
suis aussi Arthur. Je n'ai jamais réussi à perdre mon accent belge.
Au fond je l'aime bien, et tant pis, ou tant mieux si l'on se moque
encore de moi. C'est ma Belgique. Et puis ici, tout le monde mange
des frites.
Je
ne suis pas une alouette. Je ne sais pas siffler, je ne sais pas
voler. Mais je n'aime pas les pies qui envahissent tout le
territoire.
Je
suis Eric. Je ne suis pas footballeur, mais devant la télé, ou au
stade parfois, je me sens tellement transporté, je crois que je le
suis.
Et
je suis de nouveau Suzanne, quand j'avais quinze ans et que je me
voyais devenir actrice de cinéma.
Je
suis François, j'ai quatre-vingt-quatorze ans. On me le dit, j'ai du
mal à compter jusque là.
Je
suis Mitsuko. J'ai quitté mon Japon natal pour jouer de la musique
classique. Je donne des concerts, je parle un français parfait, mais
mon pays me manque. J'ai volé trop loin.
Je
suis Joseph. Je vais à l'école tous les matins, c'est obligatoire.
Je ne sais pas ce que je voudrais faire plus tard et ça me
désespère. Je voudrais avoir un projet.
Je
ne suis pas une alouette. Je ne sais pas voler, je ne sais pas
chanter. Mais ça vaut mieux puisque les alouettes disparaissent,
elles ne trouvent plus de nourriture dans les champs intensément cultivés
et recouverts de pesticides.
Je
suis une éphémère. Je suis née d'une larve qui a vécu trois
ans, j'éclos et me reproduis en vol, dépose mes œufs dans l'eau et
meurs. Quelques heures seulement j'aurai été belle.
Je
suis une éphémère qui rêve d'immortalité.