jeudi 17 mars 2016


Le destin

Une belle table en fer forgé recouverte d’une nappe à carreaux offrait café et croissants chauds dans la salle à manger d’un hôtel art déco.
Un petit homme d’allure martiale s’était installé près de la baie vitrée, le jour était à peine levé, il attendait avec une impatience certaine sa voisine de chambre. Ils fréquentaient le même établissement thermal depuis plusieurs années mais ne s’étaient encore jamais parlés. Ils devaient souffrir de mots similaires, toutefois leurs tenues raffinées ne laissaient rien paraître de leurs douleurs. Lui, costume gris et nœud papillon, elle, robe de dentelle et chapeau à voilette.
Ce matin là, tout en lissant sa moustache parfaitement taillée, il observait les mains de sa compagne d’infortune, il s’intéressait au moindre des ses gestes, il avait en effet trouvé au sommet d’une côte face à la mer, dans un décor de carte postale, une vieille table d’orientation sur laquelle un gant de femme oublié semblait montrer le sud. Ce gant correspondait en tout point à la longue main délicate de la belle curiste. C’est elle, forcément, c’est elle ! Il se souvint soudain avoir aperçu sa silhouette au détour d’un bosquet sur la colline. Elle devait nourrir le désir de fuir cette ville livrée aux embruns pour rejoindre une mer joyeuse et bleue, sans doute les jardins Hanburry illuminés de soleil. Elle avait en effet la chevelure brune et le regard profond d’une italienne. Il les connaissait bien ces jardins, il affectionnait les terrasses er gloriettes descendant en terrasses jusqu’aux plages inondées de lumière, il s’imaginait se promenant à son bras dans les allées ombragées par les pins maritimes. C’est avec elle qu’il retournerait là bas !
Il glissa discrètement un billet sous la tasse de porcelaine, un billet où figurait l’horaire du train en partance pour la péninsule le lendemain matin, elle sera là, il en était certain.
Après une journée de soins variés, la nuit fut agitée, il n’avait pas de réponse mais à chaque réveil nocturne, dans une transpiration suffocante il se répétait : « Elle sera là, j’en suis certain ! »
Suite à ce sommeil perturbé, il se leva tard, le petit déjeuner avait refroidi et l’élégante était partie. Il boucla rageusement sa valise et se fit conduire à la gare dans le taxi noir. Arrivé sur le quai, il ne vit qu’un mouchoir agité à la portière d’un wagon. Dans un panache de vapeur, il comprit alors qu’un retard de quelques minutes peut changer la vie et le destin.
Il essuya une larme et mit ses espoirs sur l’an prochain.


La tasse

J’étais élégante et fragile, parfois froide, parfois chaude, tout dépendait de la boisson désirée par Madame La Baronne. Il faut dire qu’elle me sollicitait maintes fois dans la journée, les gens de son rang avaient le temps . Mon premier contact avec elle avait lieu le matin, Madame m’accueillait dans son lit à baldaquin, puis j’étais de nouveau appelée à son service vers 10 heures, j’ose croire que mon aide était précieuse dans la prise des décisions concernant les domestiques. Elle me tenait fermement dans sa main droite, la gauche étant en appui sur sa canne. Parfois je sursautais quand un geste d’impatience ou de colère la faisait trembler, je m’efforçais alors de maintenir le liquide horizontal. Elle me caressait longtemps tout en regardant le jardin de roses bordant la terrasse. J’avais un privilège, Madame De La Potinière s’occupait exclusivement de moi, je ne passais pas entre les mains des soubrettes, je ne quittais pas ses appartements, j’étais épargnée des eaux grasses en cuisine, je n’allais pas plus loin que son boudoir. Pendant mes pauses, je trônais sur un napperon de dentelle, j’étais soulevée uniquement par des mains gantées. Je me souviens du contact de ses lèvres, elles étaient si douces ! Elles laissaient une légère trace colorée sur mon rebord, j’aurais aimé garder cette précieuse signature, mais elle me nettoyait d’un mouchoir de lin blanc, il m’était réservé et c’est avec fierté que je frissonnais sous les initiales brodées. Ce que j’appréciais avant tout, c’était son regard qui me traversait quand le contenu avait disparu de mes flancs, elle me soumettait à la lumière du soleil et je lui offrais ma transparence. Elle souriait devant le décor asiatique qui s’animait. Et oui, je viens de Chine, je suis un cadeau de l’Empereur Zintchou, son amour envolé.
Ma belle destinée fut brisée par un événement aussi terrible qu’inattendu, un déménagement ! Je n’en connu jamais les raisons. Pendant plusieurs jours et nuits je fus confinée dans du papier journal, moi qui ne connaissais que la soie !Je fus coincée entre des assiettes et des plats de terre vulgaire, je crus mourir de déshonneur. Mais dans cette décadence, le pire était à venir.
Le moment de la libération arriva, du moins je le croyais, je fus déposée dans un salon aux couleurs défraîchies dans une aile de la nouvelle bâtisse. Je ne vis plus jamais ma superbe maîtresse, complot de famille, perte d’argent, je ne sais pas. Je tombai dans les mains d’un individu inculte et maladroit qui me lâcha sur le carrelage cassé, je résistai mais je ne pus accepter cette faille en mon sien, j’étais défigurée ! Je ne pouvais cicatriser d’autant plus que j’entrai en disgrâce dans la cuisine où je sers de mesure à farine. Vous imaginez ?
Je rêve d’être définitivement brisée tout en espérant finir en mosaïque sur le banc du jardin botanique.


Je, tu….

Devant mon pupitre, je chante un air d’opéra baroque, tu chantes une chansonnette ! Non pas du tout, c’est une air que nous avons entendu à la Fénice, vous connaissez La Fenice ? C’était une soirée superbe, ils avaient revêtu leur cape vénitienne pour cette occasion unique. J’y suis allée l’an dernier, ils chantaient du Monteverdi, les voix étaient magnifiques, elles étaient à la fois fortes et sensuelles. Je n’ai pas la tessiture d’un ténor, tu es haute contre, ils n’ont pas besoin de haute contre, pourquoi t’entrainer alors ? Nous pouvons toujours faire une annonce, on ne sait jamais. Ils répondront peut être. Tu verras à l’audition, je présenterai un air de Farinelli, vous viendrez tous et vous verrez je serai applaudie. Tu t’en persuades, ils jugeront, tu seras à l’affiche. Je chanterai à la Fenice, nous serons heureux, tu voulais être un artiste.


Le photographe

Il a photographié des paysages de toute sorte
Des montagnes
Des plaines
Des mers du monde entier
Des villes de tout le globe
Des campagnes verdoyantes
Il a photographié des monuments
Des rues animées ou désertes
Il pris des clichés de la nature entière
Des arbres spectaculaires
Des fleurs minuscules
Des brins d’herbe dans le vent
Des champs labourés et des friches abandonnées
Il a utilisé toutes les techniques
La macro, le zoom et le panoramique
Il a photographié en couleurs en noir et blanc
Il s’est servi de l’instamatique, de l’argentique , du numérique
Puis il s’est intéressé aux gens
Il a tiré des portraits de sa famille
Des enfants, des enfants des copains
Des enfants qu’il rencontrait
De ceux qui l’attitraient
Une plainte a été déposée
Il est recherché, c’est sa photo qui est affichée
Maintenant il est enfermé ;


Le marcheur

Il a marché sur tous les sentiers
Sentiers de découvertes ou de grandes randonnées
Chemins répertoriés ou chemins d’aventure
Il a marché le long du littoral, au sommet des montagnes
Il a arpenté les villes, les capitales et les banlieues
Il a gravit des sommets et longé les rivières
Il a marché en baskets, mocassins et brodequins
Il a marché dans tout le quartier
Il n’avait pas de voiture
Il a marché pour faire ses courses
Pour aller jouer aux boules
Pour aller au cinéma ou simplement faire quelques pas.
Un jour fatigué, il a fait du stop.
Lui qui ne connaissait que ses souliers est mort écrasé.


La ponctuation

Un soir d’été, au cours d’une rencontre littéraire, on me proposa de lire un texte d’un auteur contemporain. Tout le monde connaissait mon goût pour cet exercice, j’acceptai sans porter le moindre regard sur la page typographiée.
Ce soir là , je crus mourir étouffée, l’extrait ne présentait aucune ponctuation. Impossible de moduler la voix, vous savez, cette voix qui monte avec la phrase puis qui retombe sur le point. Ce cher point, le rendez vous du timbre et de l’intention, ce point où le lecteur se repose, ce point qui permet d’entendre, de comprendre le propos qui vient d’être énoncé, ce point qui permet de savourer les mots, d’en digérer les subtilités, ce point qui permet de reprendre le souffle apaisant, de se préparer pour un nouvel élan. Après lui arrive la majuscule, enluminure d’un nouveau départ vers d’autres contrées.
Je ne vous parle pas de ses confrères trois points qui contrairement à lui tiennent le son comme une suspension, une note tenue dans la partition. Ils tiennent en haleine, laissent rêver l’auditeur, lui tendent la main vers son imaginaire. On est en arrêt, dans l’évasion, dans les prémices de l’advenir, on lâche en douceur puis on s’efface devant l’avancée de la pensée.
Là, dans ce texte présenté, point d’arrêt, même pas la légère respiration de la virgule, cette petite vague incisive et douce à la fois, cette césure qui coupe mais n’interrompt pas le discours, cette césure qui ne tombe pas mais éveille l’attention sur la suite, sur le mot qui va compléter le déjà dit. Elle signale l’incomplétude et l’enrichissement à venir.
Et comment interpréter cette question sans le majestueux point d’interrogation, une question n’est pas linéaire, elle suit la courbe de la graphie par une montée en douceur puis une douce inclinaison amène l’épaisseur de la demande. Un petit espace signifie l’attente de la réponse et le point marque alors la pesanteur du doute , l’exigence de la réponse, là la voix ne retombera avec lui, elle est encore en lui dans l’incertitude de ce qui suit.
Et le point associé à la virgule ?....


Fait divers

Mr Dubrovitch s’est levé comme à l’accoutumé à 7 H . du matin, pour ne rien faire, il est chômeur depuis peu mais il a gardé ses habitudes. Dans son appartement de banlieue, il allume la radio pour écouter les infos en buvant son café. La circulation routière est compliquée ce matin, il pleut, on annonce des embouteillages dans plusieurs quartiers de la ville mais il n’est plus concerné et continue à beurrer ses tartines.
Un coup de frein terrible sur l’autoroute P33, une voiture s’est mise en travers de la chaussée, derrière elle un carambolage en chaine comme il se doit, il pleut. Les véhicules accidentés paralysent le trafic, on craint de nombreux blessés.
Mr Dubrovitch en est à son deuxième café, en soupirant il entend le journaliste annoncer les reprise des hostilités à la frontière palestinienne.
Le temps est de plus en plus sombre, le ciel semble rejoindre la terre, les éclairs fendent les nuages d’encre, l’électricité est coupée. Plus de radio, il est coupé du monde .
Les passagers épargnés sortent des voitures lampes de poche à la main, ils essaient de se renseigner et pansent les plaies des blessés. Ils cherchent à savoir l’origine de l’accident, la colère monte quand ils découvrent les cadavres de batraciens sur la chaussée. Les ambulances, dépanneuses et forces de police arrivent enfin. L’agitation est extrême, les services de l’autoroute craignent des manifestations de mécontentement devant la cause de l’accident.
Des trombes d’eau tapent aux carreaux de Mr Dubrovitch, il pense à ses anciens collègues sans doute aux intempéries, réunis au café du coin. Il enfile son imperméable de chantier, il l’a gardé en souvenir et descend les rejoindre.
Le bar est animé, dès son entrée il est intepellé :
« Eh Dubrovitch, tu étais bien là quand on a construit les passages à crapauds en 1980 »
« Bien sur, que de fric dépensé et moi qui peux à peine manger ! »
« t’as raison, regarde la télé, ils se sont tous encastrés à cause d’un crapaud qui traversait, cette idiot n’a pas pris le chemin ! »
« Je leur avais dit que la solution était mauvaise, reste plus qu’à mettre des panneaux »
« pour qui pour ces baveux ou pour les automobilistes ! »
Heureusement il n’y a pas eu de victime, que de la casse mais la circulation est coupée dans les deux sens.
Le lendemain, le ministère de l’environnement rappela Mr Dubrovitch pour une nouvelle étude sur le passage des grenouilles au sud de la ville.