mercredi 9 mars 2016

Roger

Rien à faire. L'arbre refusait de tomber. Roger venait d'y briser la chaîne de sa tronçonneuse. Tellement dur il était, que ça avait fait des étincelles quand il avait voulu attaquer le bois. Roger se disait bien, quelque part, que tout ça n'était guère naturel, mais les huit pastis et les trois fillettes qui lui couraient dans le sang l'empêchaient d'y voir plus clair. Tout ce qui importait à ce moment-là, c'était que ce foutu arbre tombe. Il faisait nuit, sa tronçonneuse était foutue. Qu'à cela ne tienne, il avait une hache.

Plus personne ne le savait, mais sous l'arbre – le vrai, pas le lampadaire sur lequel Roger s'acharnait – il y avait un égout. Pas juste un égout, un collecteur. Une espèce de citerne en ciment de six mètres de diamètre, ouverte en quatre sur d'anciennes buses. Un truc abandonné depuis des lustres, mais qui continuait à drainer l'eau du quartier, bon an mal an. Et sur lequel poussait l'arbre.

À taper comme un forcené sur son « arbre », Roger eut tôt fait de réveiller les rares voisins qui avaient réussi à ne pas entendre la tronçonneuse rendre l'âme. Seulement voilà : même à vingt-cinq, difficile de faire entendre raison à un poivrot avec une hache dans les mains, bien décidé à se débarrasser de ce qui n'est pourtant manifestement pas l'arbre qui l'emmerde depuis dix ans. Alors on prit son mal en patience, et on attendit que la maréchaussée – qui avait été dûment prévenue – fasse son apparition.

L'arbre – le vrai cette fois – était vieux. Ses racines avaient eu le temps de plonger profond, de trouver le collecteur et de s'y insérer par toutes les voies possibles. Tant et si bien que du ciment ou du bois, on ne savait plus trop ce qui tenait le tout. Il avait beaucoup plu les jours précédents. Le collecteur était plein et l'eau gouttait du plafond. À profusion. Loin sous terre se fit soudain entendre un petit grincement, un craquement de rien du tout. À part les rats, bien sûr, personne ne s'en rendit compte.

Les gendarmes étaient arrivés, mais Roger n'en démordait pas. Il abattrait son arbre ce soir, ou rien. Les joues rouges, le souffle court – Roger, bien que chasseur, n'était guère athlète – il s'acharnait sur le métal du pauvre lampadaire tout en menaçant de sa hache toute personne qui aurait voulu s'interposer. Les gendarmes, bien embêtés, ne savaient trop que faire. Un grondement se fit alors entendre. Roger exulta : son « arbre » penchait. Il se mit à taper dessus à coups redoublés, oublieux de ses poumons goudronnés et de ses artères sclérosées. Un nouveau grondement secoua le sol. Puis, tout se passa très vite.

Quand la poussière retomba, on vit Roger assis sur son derrière, un peu étourdi, puis se lever et crier de joie : le lampadaire était à terre. Puis on vit que l'arbre, le vrai, n'était plus là lui non plus. De fait, c'était toute la maison de Roger qui avait disparue dans le collecteur.