vendredi 28 novembre 2014

Chez Francis

Au huitième étage, les appartements n'ont jamais été terminés. Ce n'est pas pour ça qu'ils sont vides, bien au contraire. Au 815 par exemple vit Francis. C'est quelqu'un de très gentil, Francis, toujours poli. On ne l'a jamais vu hausser le ton. C'est un grand bonhomme, Francis, et massif aussi. Il a un visage rond et imberbe, et ses yeux se plissent quand il sourit. Il ouvre rarement la bouche, peut-être parce qu'il n'a plus beaucoup de dents. Parce que oui, Francis est sans domicile fixe. Il squatte le 815 depuis deux ans maintenant. Il a été un des premiers à poser ses valises dans l'étage abandonné. Remarquez, on ne dirait pas qu'il est à la rue. Il ne se plaint jamais, faut dire. Et puis avec son teint rose cochon, son béret et son chariot, il fleure tellement la vieille France paysanne qu'au marché, les militants du FN l'accostent systématiquement pour lui refourguer leurs tracts. Lui leur répond toujours avec la même amabilité, à eux comme aux activistes FO, aux évangélistes, aux anarchistes punks, aux écolos hippies, et même aux flics. C'est la bonté incarnée, Francis. La seule chose qui l'intéresse, c'est la cuisine. Il passe tout son temps derrière les fourneaux. L'appartement ne lui sert qu'à ça. Il cuisine pour lui et pour qui veut, pour tout le monde, pour n'importe quel pélos qui passe le seuil de son chez lui, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Même pas besoin de frapper, la porte n'a jamais été montée. Francis nourrit tout l'étage comme ça. Une bonne partie des franges de la cité vient aussi casser la croûte ici, de temps à autre. Les vagabonds de passage se refilent l'adresse entre eux. Tout le monde vient, parce que ce que Francis fait c'est toujours bon. On peut arriver les mains vides, pas de problème. On peut aussi arriver avec des pâtes, quelques légumes, des épices, tout ce qui peut garnir les rayonnages du garde-manger, autrefois dressing. On peut même débarquer avec une paire d'ustensiles, un réchaud, un four. La bande à Kader a monté l'installation électrique de l'appartement, repiquée sur le transfo du métro qui passe en dessous, en remerciement des repas livrés tous les jours aux grands-parents d'un des leurs. Des gitans qui lui avaient confié un repas de mariage lui ont même dégotté un piano de cuisson, qui trône désormais dans la cuisine, laquelle déborde sur ce qui aurait dû être un salon. Là et dans la salle à manger attenante, les gens mangent sur des tables qui viennent des hangars désaffectés. La salle de bain sert à faire la vaisselle, dans la grande baignoire. Les gens la font eux-mêmes, pas de souci. Pour la cuisine, surtout avec autant de bouches à nourrir, les punks qui squattent le reste de l'étage filent un coup de main, et en profitent pour apprendre. Les filles-mères, abandonnées ou non, les papas de dix-sept ans, célibataires ou non, viennent eux aussi. Et puis certains anciens, esseulés dans leurs petits appartements, qui apprécient la compagnie des autres le soir, et qui refilent leurs recettes à Francis. Elles finissent toutes dans les grands classeurs rangés sur l'étagère de la chambre, le seul meuble hors de la cuisine, à côté du vieux matelas sur lequel Francis passe ses nuits, enfin les heures entre minuit et quatre heures. C'est son trésor, à Francis. C'est le seul truc qu'il emportera avec lui quand il devra partir. C'est inévitable, un jour où l'autre il devra laisser là son petit paradis, et aller s'en reconstruire un autre ailleurs. Un jour, mais pas aujourd'hui.