A
78 ans il monte les 327 marches difficilement. Le vieil homme est
résigné, son heure approche, il sait qu'il lui faut partir. Il
entreprend l’ascension une dernière fois. La vue de là-haut y est
tellement magnifique. Emilian sera le 58 ième gardien de phare à y
être passé, il aurait bien aimé un compte rond mais il est né
deux générations trop tôt. Il est temps de laisser sa place à son
fils, comme l'avait fait son père.
Il
lui a déjà tout expliqué, tous les mécanismes, les marées, la
force du vent, les horaires d'allumage des feux en cas de mauvais
temps, le sens de rotation de la terre et même le langage des
mouettes. Il n'a rien oublié, les variétés de poissons, les
migrations des baleines, le phénomène lunaire sur les marées,
l'impact des bateaux sur le climat, la hauteur des vagues par force
7, la portée du phare par temps dégagé, sa hauteur exacte au
centimètre près... il ne veux rien laisser au hasard.
Une
petite chose tracasse son fils tout de même, c'est cette porte rouge
enfoncée dans la roche, juste à côté du débarcadère. Cette
toute petite porte rouge, toujours fermée, qui semble n'avoir aucune
prise sur le temps. Pas une égratignure, aucune trace de rouille,
une porte discrète que l'on aperçoit à peine et dont personne ne
parle. Cette mystérieuse porte, arrosée par les embruns, agressée
par les tempêtes, torturée par le soleil, qui défie bravement les
éléments jour après jour.
Emilian
ne lui en a pas parlé, pas plus que son père ne l'avait fait, ces
choses là ne se transmettent pas, elles se vivent.
Le
vieil homme redescend doucement de son phare, exténué mais serein.
Il sort. Le pas traînant il se rend devant la porte. Immobile, sans
un mot, il attend. Elle s'ouvre doucement. Il se retourne pour
admirer l'océan, une dernière fois, et franchi le seuil obscur...
qui se referme derrière lui pour l’éternité.