dimanche 17 novembre 2013

Raoul-le-bourru

Tout le groupe était installé autour de la table et écoutait les consignes de Pierre. Raoul n'était pourtant pas bien à son aise. Ce personnage un peu bourru assistait sans vraiment de conviction à son premier atelier d'écriture. Son amie l'avait inscrit la semaine précédente, convaincue bien plus que lui de ses qualités d'écrivain,
... alors il s'y était rendu.
Légèrement distant au début, il se referma au fil des minutes puis explosa à la fin :
« Deux heures ??? Merde alors, c'est du grand n'importe quoi, quel intérêt j'aurais à me promener dans les rues de Manosque pendant deux heures avec un carnet à la main ? C'est des conneries tout ça ! » et il sortit de la salle en claquant la porte. « On est là pour apprendre à écrire et pas pour s'balader » ronchonna-t-il.
« … Et puis de toute façon j'ai jamais aimé cette ville ! » lança-t-il en s'engageant dans une ruelle.
Bon... Maintenant qu'il y était, il se mit tout de même en route et joua le jeu... juste histoire de prouver qu'il avait raison. 
D'autant plus que c'était le jour du marché. « Pff... Il manquait plus que ça ! » pensait-il, persuadé qu'après ces dernières journées pluvieuses, tout le monde avait envie de profiter du soleil.
«Ah ça, il va y en avoir des emmerdeurs aujourd'hui !»
Parlait-il de lui ?
Il décida donc de se diriger dans des lieux moins fréquentés tels que les petites places, les ruelles étroites, les parkings. « Manosque ne manque pas de petits recoins tranquilles et loin du bruit » marmonna-t-il.
Bien... Le voilà débouchant sur une placette déserte avec une jolie fontaine encerclée de bancs en bois. L'endroit est agréable et aucun bruit ne perturbe cette quiétude. La fontaine. sèche et silencieuse, attend patiemment les beaux jours pour accompagner en musique les gazouillis des oiseaux... ce qui inspira Raoul : « Ils feraient mieux de remplacer tout ça par un parking, au moins la fiente de ces sales bêtes se confondrait avec les taches d'huile de moteur ! »
Il ne supportait pas les pigeons : « Ils chient partout et fuient dès qu'on s'approche d'eux  ! »
Raoul essayait parfois de leur mettre des coups de pied mais sans succès.
Il continua jusqu'à une autre place, celle des Ormeaux... Là, il marqua un temps d'arrêt un peu plus long. Raoul reconnaissait le lieu. Il se souvint d'une boucherie à l'endroit de ce bâtiment, il venait y voir son cousin et tous deux descendaient en cachette explorer les vieilles caves remplies de monstres de toutes sortes. Il resta figé un instant, les yeux noyés dans ses souvenirs, tendre moment de répit, douce saveur du passé... quand subitement il attrapa une pierre à ses pieds et la lança violemment sur une des fenêtres :
« Saloperie de Pigeon... Je te raterai pas la prochaine fois ! »
Disons que ce n'est pas un sentimental Raoul.
Il dégagea de la place rapidement afin d'éviter toute discussion sur la fenêtre qu'il venait de casser. C'était sans compter sur cette vieille dame qui promenait son chien en laisse. Elle maintenait le regard braqué sur lui à la façon des Cow-boys dévisageant leur adversaire... C'est Raoul qui dégaina le premier :
« Ferme la bouche la Vieille ou tu vas faire tomber ton dentier ! », puis il mit un coup de pied au chien.
Il ne supportait pas non plus cette manie qu'ont les chiens de pisser n'importe en toute impunité.
C'était fait, mais tout ceci l'avait bien excité et il ne voulait pas en rester là. Le voilà parti pour « aller se moquer de tous ces imbéciles qui s'agglutinent au marché et qui jouent des coudes pour quelques fruits que tout le monde tripote... Bonjour l'hygiène ! »
Déboulant dans une rue bien agitée, bien trop pour lui, il faillit renverser une Mamie qui tirait son caddie. « C'est ça, ne vous poussez pas surtout, prenez toute la place ! Il devrait y avoir une voie réservée pour vous, à sens unique et sans issue ! » . Le bougre prenait confiance : «  Pousse toi Mamie ! » hurla-t-il d'autant plus exaspéré qu'un joueur d'accordéon couvrait de sa ritournelle tous les bruits de la rue. L'homme envoyait sa bonne humeur aux badauds qui lui rendaient avec un sourire... ce qui eut le don de faire déguerpir notre Raoul, trop inquiet de préserver sa mauvaise humeur sans doute.
Il arrivait au marché, et effectivement ils étaient tous là. Le tableau parfait que beaucoup décrivent comme une photo Provençale : les odeurs qui virevoltent et s'amusent à titiller les papilles, les couleurs chaleureuses qui invitent au voyage ou à la sieste, les conversations croisées qui s’entremêlent, les yeux malicieux des enfants devant les étalages de bonbons multicolores, les joyeux boniments des vendeurs qui haranguent la foule, et puis tous ces étalages de tissus aux couleurs éclatantes de soleil et de lavande, tout semblait faire partie d'une joyeuse représentation du théâtre de la vie, tout était remarquablement en place ce jour là... sauf notre monsieur ronchon qui assistait désolé à « … Un spectacle affligeant de gens qui ne savent pas ce qu'ils veulent ni où ils vont et qui tournent en rond» . Il ne demanda pas son reste et préféra faire demi-tour... juste après avoir agressé verbalement ce brave vendeur de bibelots : « Arrêtez un peu de gueuler et de prendre les gens pour des cons parce que bizarrement j'ai vu les mêmes articles moins chers à la Farfouille ! Allez donc gueuler sur la Criée en compagnie de poissonniers marseillais, on verra si vous aurez autant de bagout à la fin de la journée... quoique avec la tête de rascasse que vous avez, faites gaffe quand même de ne pas finir sur un de leurs étals ! »
La satisfaction se lisait sur le visage de Raoul, depuis le temps qu'il voulait la placer celle-là.
L'expérience s'arrêtait là, il retourna rejoindre le groupe afin de poursuivre l'atelier.
Il prit tout de même la peine de s'excuser pour son retard, puis s'installa sur une chaise... pour immédiatement se relever et couper la parole à sa voisine qui commençait à exposer son texte. Il expliqua que, comme il l'avait dit, cet exercice ne lui a rien apporté du tout.
« Bien, voilà un point de vue intéressant, répondit Pierre calmement. Gardez donc vos émotions intactes et retranscrivez-les comme vous le sentez. Laissez-vous simplement guider par tout ça et écrivez ce que vous avez envie.
— … Ah ?... bon ! » s'étonna l'homme. Contre toute attente, il sortit son cahier, et, en même temps qu'un léger sourire se dessinait sur ses lèvres, il s'empara de son stylo...
Raoul-le-bourru ne s'est plus jamais arrêté d'écrire depuis cette fameuse matinée et, bien que moins agressif, son caractère bougon nous donne de temps à autre un texte assez... truculent.