vendredi 6 décembre 2013

La chambre de la morte.

Le gond de la porte d'entrée par la cuisine était crispé par le gel.
Ce bruit sec de verre brisé quand je suis entrée.
La grande pièce est à peine tiède et cette odeur de bois, de soupe et de fumée froide.
J'ai appelé…
Le silence me répond et la grande pendule qui sonne le quart.
Son éclat qui résonne dans le couloir obscur.
La porte de la chambre entrouverte diffuse un rayon de lumière oblique.
Après que les soldats aient déserté la ferme, j'étais restée cachée pendant quelques jours…
La grand-mère a encore de la soupe et du bois, je me suis dit, je ne voulais pas y penser, sauver ma peau, seulement...
J'étais murée en moi-même des jours sans plus savoir.
Dehors le bruit seul du vent et les traces effacées dans la neige ont eu raison de ma terreur
alors, je suis sortie
la chambre est plongée dans le silence.
L'armoire regarde le lit. Yvonne est couchée bien haut. L'édredon rouge lissé sur son corps ample. Le tic-tac de la pendule imprime un battement. Mais nul souffle ne s'échappe. Le vieil inhalateur exhale des relents de camphre froid. Les mains d'Yvonne sont rangées. L'alliance à son doigt émet un rayon dans le calme écrasant de la chambre.
Par la fenêtre, le vent valse avec les flocons et c'est une  danse de solitude, d'abandon et d'oubli.
Il y eut, la voix du soldat et le claquement de ses talons et les boutons dorés de son habit
comme à la parade
dans cette masure de peu,
la vieille
lui
et moi
ma robe de laine
l'éclat de mes boucles, il a dit.
Et la grand-mère courbée ainsi tant, qu'a ne plus même élever le regard
le feu encore là crépitait dans l'âtre
la beauté de mes mains, il souligne,
et ma poitrine trop haute
et Yvonne qui halète, ce sifflement de bronches.
Je l'ai aidée jusqu'à son lit
ne me laisse pas, elle a dit,
le rouge si beau à mon front si lisse
il a vu,
j'ai recouvert la vieille, chaudement, ôté ses bas et rangé au pied bien droites ses pantoufles
pendant qu'il attendait
la soupe et son flot de bouillon
Yvonne caressait sa chaîne à son cou et lissait le petit cœur d'or pendu comme on fait d'un enfant, tremblante
ne me laisse pas, elle a dit ...
j'ai repoussé la porte et posé la chaise
bien droite devant le lit,
dors, j'ai dit, je veillerai cette nuit, sur ma chaise, là, dort…
J'ai refermé la porte sur le tic-tac et la colère du vent.
Le soldat était haut et droit et sa nuque en oblique.
De la soupe, encore le flot et jusqu'à la tempête
et de la nuit
et du tumulte
et de mon corps courbé, lassé, harassé, assiégé…
Après, j'ai couru dans le vent glacé de l'oubli.
Après que les soldats aient déserté la ferme, je suis revenue.
Dans la chambre, sur la chaise elle avait posé l'écharpe et le sac à main comme elle faisait quand elle allait sortir  . Et aussi l'eau de Cologne, ce jus vert dans la pauvre lumière de la lampe, la bouteille oubliée là, ouverte.
J'entends les dix coups de la nuit et je scrute ses battements sur les draps fleuris,
ces champs d'été qui recouvrent les seins lourds de la vieille.
Je voudrais y croire
je retiens ma respiration pour mieux les entendre,
mais, rien ne bouge ni ne palpite
alors dehors le vent et les flocons en sarabande
je sais bien que je suis seule, là
tout cela n'est sans doute pas arrivé par hasard
depuis longtemps la soupe est devenue mer morte
et le poêle ni ne ronronne ni ne miaule
l'oubli a dévoré la plaine l'hiver a recouvert les cris
et je suis bien petite
et bien seule, là, avec cette morte
et que devient le blanc quand la neige a fondu…