Quand
je m'ennuie, je vais marcher dans les rues de la ville.
Un
jour où il y avait foule, où je ne savais plus où aller, avec
l'impression de connaître déjà chaque quartier, je suis sorti
quand même, j'ai regardé tous les piétons, au hasard, j'ai voulu
savoir si je pouvais en suivre, par jeu, combien de temps, jusqu'où.
Discrétion,
mon maître mot, j'ai un peu peur de me faire repérer.
Je
choisis deux dames assez jeunes, très gaies, joliment habillées.
Elles bavardent, elles bavardent, elles sont bien trop occupées pour
me remarquer.
Elles
s'arrêtent pour regarder une vitrine je les attends trois magasins
plus loin, elles repartent, je m'approche jusqu'à entendre leurs
propos, elles veulent faire des achats, se donnent des conseils.
Quand elles rentrent dans une boutique, je fais le pied de grue en
guettant leur sortie, je passe d'un pied sur l'autre quand c'est très
long. Aux Galeries Lafayette je parcours les rayons à quelque
distance, je m'amuse bien. Robes, corsages, chaussures de femmes, on
peut croire que j'attends la mienne. Au rayon lingerie je renonce,
une vendeuse me regarde déjà de travers.
Un
ado roule en trottinette. Ça
va me faire faire du sport, c'est bon pour ma santé, je cours à
quelque distance derrière lui, sans essoufflement. Il roule jusqu'au
bout du Vieux Port, je le suis. Il met pied à terre, jette un oeil à
droite, à gauche, je me renfonce dans un coin de mur, il jette sa
trottinette à la mer, je n'avais pas remarqué que c'était un engin
de location. Je suis outré, je ne peux plus rien dire, moi, le
retraité de la police municipale.
Je
reviens vers le centre-ville, c'est plus gai. Je remarque un vieux
bonhomme en loques, sacs plastique sur le dos et à bouts de bras. Un
SDF à la recherche d'un lieu un peu discret où se poser, passer la
nuit abrité sous un porche; le ciel est gris, la pluie menace. Il a
mon age à peu près et pour la première fois j'ai de la compassion.
La solitude je connais, mais pas la misère.
Il
s'arrête dans un recoin, s'assoit par terre entouré de ses sacs,
une timbale posée devant lui. Je le guette, épie les gens qui
passent devant lui. Un euro, deux euros, qu'il récupère vite avant
qu'on les lui vole. Je m'approche, au fond de la timbale il n'a
laissé que des pièces jaunes. Je fouille ma poche, lui laisse trois
euros, il me regarde, me dit merci, il me sourit. Il parle français.
Je n'ai jamais fait ça, je lui parle, avec cordialité, il me
répond. Il n'a pas beaucoup l'occasion de parler. Je m'assois à
côté de lui et le laisse raconter, le quotidien, la déchéance. Je
ne lui montre pas que j'ai les larmes aux yeux. Si mes anciens
collègues me voyaient...