n° 10


Le Serpent à Plumes
"j'écris pour me parcourir" (Henri Michaux)
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Janvier 2019 (n°10)

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Edito :


  
 Un nouveau numéro, le dixième, eh oui, "Le Serpent" a 3 ans... et toutes ses plumes.
   Les auteur(e)s ont changé depuis le début, mais les mots sont toujours là, toujours les mêmes, agencés différemment. Les mots, ces petits sauvages qui détestent croupir dans les dictionnaires, qui ont besoin régulièrement de plonger dans la blancheur des pages pour nager jusqu'aux lecteurs, car c'est dans leur rencontre qu'ils prennent vie.
   Les mots sont des trésors qui ne s'épuisent que si on les garde pour soi. Du coup, c'est un plaisir à chaque fois de vous les envoyer. Ils sont encore tout mouillés d'encre.
   Bonne lecture !
   Et bonne année !

   Patrick Touja

    Ont participé à ce numéro : Lilou / Franck / Marie-Christine
Lilou

Il y a

Il y a sur la terrasse, le ginkgo tout jaune
Il y a l'automne
Il y a nous qui regardons le ginkgo devenu jaune en une nuit
Il y a la télévision qui diffuse en boucle le mouvement des gilets jaunes
Il y a beaucoup de jaune au péage de la Ciotat
Il y a nous un peu inquiets
Il y a le grenadier qui lui aussi vire au jaune
Il y a les journaux télévisés de plus en plus inquiétants qui parlent de vague jaune
Il y a Les gilets jaunes à Paris
Il y a Les Tournesols de Van Gogh
Il y a beaucoup trop de violence
Il y a nous et notre incompréhension
Il y a trois pétales jaunes sur la table de jardin
Il y a le rosier qui a refleuri
Il y a tant de douceur
Il y a toi qui cueilles une rose et me l'offre
Il y a le soleil qui dore les toits ocres
Il y a les gilets jaunes qui se battent pour défendre leurs droits
Il y a les fascinants yeux jaunes du chat du voisin
Il y a la Une de Libération entièrement jaune
Il y a comme quelque chose de détraqué
Il y a le jaune, couleur qui aveugle
Il y a les abeilles indifférentes qui butinent le cœur miellé des fleurs du néflier

Il y a nous malgré tout
La tortue

Écailleuse vieille lointaine
ridée reptilienne céleste
enfouie solaire
terreuse luisante
Affamée lente rapide
Édentée sérieuse occupée
Discrète naturelle éternelle


Mes lits

J'ai dormi dans une corbeille à pain dans la boulangerie de mes grands-parents. J'ai dormi dans un landau installé au jardin sous les jeux d'ombre de la vigne vierge. J'ai dormi dans un petit lit bleu en bois peint qui porte la trace de mes premières dents puis dans un lit d'enfant entouré de tous mes livres. J'ai dormi dans un lit double avec mon mari dans une chambre tapissée d'un papier bleu foncé parsemé de minuscules fleurs blanches qui ressemblaient à des étoiles.J'ai dormi dans un bateau dans une couchette-cercueil, un vilain mot pour de belles nuits bercée par les vagues. J'ai dormi dans des lits d'hôtel, des chambres parfois douteuses, dans des lits de fortune, dans des canapés dépliés. J'ai dormi à la belle étoile sur une plage de sable blond. J'ai dormi sur un futon dur comme du bois d'où je me suis levée fourbue. Parfois j'ai peu dormi.

Franck


Une vie de souvenirs...

1. Je me souviens de ma mère, cette jeune femme belle et fière.
2. Je me souviens de l’hiver 56, cette année où mon père a disparu.
3. Je me souviens d’un film avec Gary Cooper.
4. Je me souviens du parfum enivrant des sapins de Noël.
5. Je me souviens du bouillonnement du linge, dans la lessiveuse.
6. Je me souviens de l’odeur des sous-bois.
7. Je me souviens du tramway qui nous menait à La Treille, à l’ascension du
Garlaban.
8. Je me souviens de la piste aux étoiles de G.Margaritis.
9. Je me souviens de monsieur Lemoine, le dentiste, qui me poursuivait
jusque dans l’escalier.
10. Je me souviens de ma première amourette.
11. Je me souviens de la première fois.
12. Je me souviens que, pour toi aussi, c’était la première fois.
13. Je me souviens de ma première voiture.
14. Je me souviens de mon premier boulot.
15. Je me souviens de mon mariage, avec Elle.
16. Je me souviens des naissances de nos enfants.
17. Je me souviens de mon départ en retraite.
18. Je me souviens que j’ai beaucoup oublié.
19. Je me souviens que mon temps est compté.
20. Je me souviens que je ne veux plus me souvenir.
Marie Christine
1/
Je n’ai pas l’air comme ça, mais je suis bien comme ça
Je n’suis pas sûre du tout, mais je l’ai fait, surtout
Je n’en ai pas fait cas, j’ai peur qu’ce soit le cas

J’ai un peu de cela, je n’ai pas eu ceux-là
Je suis un peu partout, je n’suis pas là du tout
Je fais un autre pas, reculer, je n’fais pas
2/

  • Qui es-tu ?
Qu’est-ce qui fait que je suis moi, unique et différenciée ?
Probablement un fil conducteur, qui prend sa source dans l’enfance et guide tout au long de la vie.
  • L’enfance est-elle si déterminante ? Comment parler alors de libre-arbitre, de choix, de liberté ?
L’enfance est la source. Elle est constituée de matériaux que sont les sensations, les impressions, les perceptions, et de rêves que chaque individu unique crée à partir de l’environnement et des matériaux qui lui sont propres.
La source crée le ruisseau et le ruisseau choisit de serpenter ici ou là, de s’unir à d’autres ou à la pluie, ou bien de s’isoler. Il est libre le ruisseau, dans l’espace limité par son environnement.
C’est pareil pour l’individu.
  • Quels choix donc as-tu fait ?
Le choix de l’harmonie, sans concession.
  • C’est paradoxal
C’est ce qui me différencie
  • Et c’est tout ?
Non. Il y a tant à dire. Mais à dire sur l’enfance, surtout. Et sur mes racines, car j’y puise mes valeurs, mon fil conducteur.
  • Accrochée au passé ?
Je dirais plutôt bien ancrée dans de solides fondations, la tête ouverte sur le monde et l’avenir, et des rêves dans les étoiles.
3/
Je vois les feuilles qui brillent sous les gouttes de rosée
Je sens l’odeur du bois, réveillé par mes pas
J’entends les craquements, et puis les bruissements

Je vois l’aube qui vient et que rien ne retient
Je sens les fleurs de thym dans ce jolie matin
J’entends l’oiseau qui piaille et le lièvre qui courre

Je vois sa silhouette, la courbure de son dos
Je sens l’herbe qui fume et qui enivre l’air
J’entends chanter le jour, et je lui dis bonjour