dimanche 12 novembre 2023

La photo qui n'a pas été prise


 

C’est une fillette frêle âgée de sept ou huit ans, à l’arrière d’un voilier, elle tient la barre à deux mains. Sa petite taille l’oblige à soulever les bras, ce doit être inconfortable. Son visage est sérieux, le regard tendu vers l’avant du bateau est anxieux. Elle est vêtue d’un mignon maillot à volants dont la légèreté contraste avec l’extrême concentration de l’enfant. La mer que l’on voit derrière et autour du bateau est calme mais les cheveux de la fillette sont décoiffés par le vent. Près d’elle, une femme assise la regarde avec inquiétude.

 

 Un beau jour d’été. La mer scintillante clapotait sous un ciel d’un bleu effronté. Mon père, à la barre, prenait plaisir à mener le bateau qui filait vivement sur une mer plate, les voiles gonflées par une bonne brise. J’ai fait un caprice, j’ai voulu barrer. Mon père m’en a dissuadée  m’expliquant que le vent forcissait, que je n’y arriverais pas. L’histoire aurait pu s’arrêter là mais ma mère a plaidé aigrement ma cause, a insisté tant et si bien que mon père excédé a lâché la barre. « Débrouillez-vous ! » Me voilà à  la barre, terrorisée. D’habitude mon père reste à côté de moi or il est parti en grommelant s’assoir au pied du mât. Ma mère ne me sera d’aucun secours, elle n’y comprend rien, se contente d’avoir peur.

Ce qui aurait dû être un bonheur devient une épreuve. J’aime sentir le bateau vibrer dans le vent mais la barre est dure, j’ai du mal à tenir le cap. Le soleil. Le vent. Mes yeux pleurent, je tremble un peu. Mon calvaire a été de courte durée, le bateau a lofé, les voiles ont violemment faséyé. Mon père a repris la barre. 

Lilou

 

mercredi 3 mai 2023

Dans la rue des Casseroles

 

Dans la rue des Casseroles, il y a de vieux platanes qui ombragent de larges trottoirs.

Dans la rue des Casseroles il y a un vieux monsieur chenu qui rentre au N°3. Il porte un lourd cabas usé qui le fait pencher du côté droit et d’où dépassent des feuilles de poireau. En face, le quincailler est tout étonné, il y a la queue devant sa modeste boutique. Mais qu’est-ce qu’il arrive se demande t-il ? Pourquoi veulent-ils tous des casseroles ? Rentrez chez vous, je n’en ai plus de casseroles ! Au n°5, on entend une musique répétitive. Du piano. C’est une école de danse. Un grand rideau pourpre occulte la baie vitrée. Il y a des bruits sourds de corps qui sautent, qui courent ou qui tombent.

Dès le numéro 7 de nombreux cars de CRS sont garés. Interdiction de passer. A quelques pâtés de maisons de là, il y a un bâtiment officiel devant lequel un groupe d’une trentaine de personnes tape sur des casseroles, souffle dans des sifflets. C’est très gai mais ça n’a pas l’air de plaire aux Forces de L’Ordre. Un chien de type beagle, mignon comme tout, trottine et passe entre les jambes des CRS sans demander l’autorisation à personne.

Des barrières métalliques m’obligent à changer de trottoir. Au n°12 une glycine mauve abondamment fleurie couronne un petit portail noir. Une jeune dame en sort en poussant un landau. Elle tourne les talons lorsqu’elle voit l’agitation qui obstrue la route un peu et va promener son bébé du côté opposé. Moi j’ai habité là me chuchote une voix venue je ne sais d’où. J’ai été député et maire de cet arrondissement pendant de longues années, j’ai aimé ma ville. Je lis une plaque dorée, à droite de la belle porte du petit immeuble haussmannien. Elle apprend qu’ici a habité Monsieur Charles Bourdaine, suit la liste de ses titres honorifiques.

 Si j’arrive à contourner la manifestation où des bombes lacrymogènes commencent à pleuvoir sur les joyeux  musiciens qui jouent des casseroles, je vous dirai que dans la rue des Casseroles où j’ai mené mes pas ce matin printanier et dont j’ignore le véritable nom, il y a des moineaux qui chantent dans les arbres, un garçonnet qui sautille sur le trottoir, une jeune fille aux longs cheveux noirs droite comme un i sur une trottinette, des voitures garées qui brillent comme des scarabées, du soleil qui mousse, des fleurs dans le caniveau, une odeur piquante de bombe lacrymogène, des yeux qui pleurent, le chien qui revient à toute allure et là-bas des gens qui obstinément tapent sur des casseroles.

Lilou

jeudi 30 mars 2023

Thème au présent et variation

 

Ce matin je vais au boulot, comme d'habitude, mais ma 2CV ne veut pas démarrer. "C'est la batterie" me dit un voisin, "on vous pousse avec un copain en haut de la pente et vous descendez doucement, la voiture va démarrer toute seule. Enlevez bien le frein à main surtout."

Merci messieurs, mais nenni, le moteur ne se met pas en route.

Je me gare là où je peux, au risque d'avoir un PV, et pars au bureau en bus, debout bien sûr, il est plein à craquer.

A peine arrivée je commence à enlever mon manteau mais la chef m'aperçoit : « Non, ne te déshabille pas, tu montes à l'hopital Nord, il y a une urgence. Tu n'as pas de voiture ? Mince ! » Un collègue s'approche : « Je monte à Aix, je te dépose, tu rentreras en bus, le 96, juste devant l'entrée de l'hopital »

Je passe la journée là bas, agacée, l'urgence n'en était pas une, et à midi j'achète un sandwich immangeable avec une bière qui n'en n'a que le nom.

Vers 17h j'ai fini, je remballe mon dossier, enfile ma veste, cours vers l'arrêt du bus. Mince, il pleut , je n'ai pas de parapluie.

J'attends un moment, sur un pied, sur l'autre, bizarre, personne n'attend le bus.

Un homme qui passe par là m'informe qu'il n'y aura pas de bus ; suite à une agression, ils sont tous à l'arrêt.

« Vous pourriez m'accompagner en voiture, monsieur ? Je vous dédommagerai bien sûr »

Je sais que je suis plutôt belle et bien roulée, et que ne ferais-je pas pour rentrer vite.

« Ah, non ma petite dame, moi j'habite ici, je ne vais pas me lancer dans les embouteillages pour vos beaux yeux. Il y a des taxis vous savez, mais quand les bus sont en grève, ils sont pris d'assaut »

Je commence à avoir envie de pleurer en pensant à ma 2CV mal garée. Bon, je vais faire les dix km à pied.

Non, il pleut trop, je pleure trop, je retourne dans le hall de l'hopital, trempée, défaite.

Un infirmier que je connais vaguement m'aperçoit. Ce n'est qu'il soit beau, ni riche, ni costaud, mais je tombe dans ses bras. Mon humidité ne semble pas le gêner. Il est de nuit, il y a une chambre libre dans son service, si je veux m'y réfugier... Pourquoi pas ? Mon mari est en déplacement, je ne vois pas qui appeler au secours. Alors, une chambre à l'hopital, ce n'est pas beau, ça ne sent pas bon, mais il y a un lit, deux même, et il fait chaud. Mon infirmier me promet de m'apporter un bol de la soupe des malades.

Après... ce n'est plus le présent, c'est le futur, alors je ne raconterai pas...

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Ce matin je dois partir au boulot, comme tous les jours

Heureusement j'ai un boulot

Malheureusement il est loin de chez moi

Heureusement j'ai une 2CV

Malheureusement elle est vieille et ne veut plus démarrer ce matin

Heureusement il y a un bus direct

Malheusement il est bondé

Heureusement je descends au terminus sans problème

Malheureusement, à peine arrivée, ma chef m'informe qu'il faut partir travailler

à dix kilomètres de là.

Malheusement je me rappelle que je n'ai pas de voiture

Heureusement un collègue propose de m'accompagner

Malheureusement le boulot qui m'attend est long et ininteressant

Heureusement je peux finir assez tôt et aller m'occuper de ma 2CV

Malheureusement il pleut

Malheureusement les bus sont en grève

Malheureusement personne n'accepte de me raccompagner

Malheureusement j'ai très envie de pleurer

Heureusement un vague collègue s'approche et me prend dans ses bras pour me consoler

Malheureusement j'aurai surement un PV pour le stationnement de ma 2CV, peut-être même est-t-elle à la fourrière

Heureusement mon collègue est chaleureux, il me propose une chambre dans son service à l'hopital et de la soupe

Malheureusement la chambre n'est pas belle et ne sent pas bon

Heureusement le lit est correct et je vais pouvoir dormir

Heureusement, malheureusement mon infirmier entre doucement et s'approche de moi

Heureusement, malheureusement, je ne sais pas encore...


mercredi 29 mars 2023

Chambre 216

Chambre 216, dans l'hôpital où je faisais un stage d'élève infirmière, il y avait un homme d'age moyen, presque toujours allongé, et toujours bougon. Rien n'allait pour lui, oreiller trop mou, matelas trop dur, son de la télé trop bas, déambulateur jamais rangé où il le souhaitait. Il était très gravement malade, nous le savions, pas lui. Il ne le savait pas mais dégageait toute son angoisse par la dureté avec laquelle il nous traitait, nous, les jeunes. On se battait pour ne pas l'avoir en charge, on se précipitait dans les autres chambres. La moins rapide n'avait plus que lui à soigner, lui à toiletter, lui à écouter se plaindre indéfiniment, à crier que nous étions des incapables. Il était très malheureux, mais aucune de nous n'a pu l'amadouer assez pour l'aider à supporter sa souffrance. Chambre 216, je vois encore la petite plaque sur la porte, portant ce numéro.

jeudi 12 janvier 2023

Derrière chez moi il y a la clairière.

Au milieu de la clairière il y a l'arbre.

L'arbre a les branches.

Les branches ont les feuilles.



Un jour les feuilles sont tombées.

Les feuilles n'ont pas repoussées.

J'ai coupé les branches. Je me suis chauffée et j'ai mangé.



Les branches n'ont pas repoussées.

J'ai coupé le tronc et agrandi ma maison.



Le tronc n'a pas repoussé.

J'ai creusé un puits au milieu de la clairière. 

 

 

 

                                                                                                                     

                                                                                                                                    Aurore

 

 

 

Enfant elle ne parlait pas. Elle regardait intensément. Lorsqu'on lui parlait elle regardait intensément, c'est tout. Alors on poursuivait notre cours. On répondait nous même aux questions la concernant. Jusqu'au jours où on ne lui posait plus que des questions nous concernant nous même, et on y répondait nous même. Petit à petit nous avons commencé à voir venir des personnes que nous ne connaissions pas. Qui venaient la voir elle. Lui parler. Ces personnes repartaient avec leurs réponses à leurs questions. 

                                                                                                                         

                                                                                                                                    Aurore

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle entend la solitude lui parler. Elle sursaute. Puis elle la cherche. Pour lui parler encore. Puis elle la prie de la laisser se reposer avec ses amies. Elle la retrouve là où elle ne l'attendait pas. Puis elles s'organisent. Elles se donnent des rendez-vous. Elles se kiffent. Elles s'impatientent. Elles se disputent. Elles se cherchent. Elles se troublent. Puis elles s'offrent des cadeaux et finissent par emménager ensemble. 

Elles vécurent heureuses. Quand elle mourut la solitude a bien failli mettre fin à ses jours. Elle alla trainer son désespoir sur les sentiers de Haute Maurienne. De temps en temps on peut la deviner dans les éboulis.  

 

                                                                                                                            Aurore