Il jouait souvent près du puits, à
côté du cimetière. N’avait-il pas d’ami, pas de frère, ni de sœur ?
Savait-il que je l’observais ?
Vint le temps des vacances, nous
partîmes en voyage tout l’été. Puis ce fut le retour, les feuilles
jaunissaient, la rentrée approchait. C’était le temps des cahiers neufs, des gommes et des crayons, du
cartable qu’on essayait. C’était l’heure des vêtements chauds, gants, bonnets
et écharpes, que l’on inventoriait pour
préparer l’hiver. C’était toute une excitation qui animait la maisonnée.
Reprenant nos habitudes, nous
fîmes une visite au cimetière. Maman s’y rendait chaque dimanche depuis le
départ de Grand-mère, et je l’accompagnais. Alors que nos pas crissaient sur
les graviers de l’allée qui mène à l’imposant
portail de ce grand jardin calme, j’entendis une voix : « pourquoi
n’es-tu pas revenue ? »
Mon regard se tourna vers le
puits, d’où provenait la voix. Il était là, qui jouait. Je l’avais oublié et
lui il était là, dans notre rituel retrouvé, dans l’immuable décor du grand mur de pierre
blanche, du chemin gris, des arbres centenaires, du puits abandonné. Il me
connaissait donc, ou me reconnaissait. Quelque chose nous liait, une étrange
amitié, un secret partagé, un mystère protégé. Je lui fis un sourire.
La rentrée fut joyeuse, les
souliers poussiéreux, la maîtresse méthodique, et nous étions heureux.
Les journées s’écoulaient au rythme
des saisons, nos jeux s’improvisaient au gré de nos imaginaires, les cahiers se
remplissaient, se coloriaient, se froissaient, se corrigeaient. Les cabanes se
construisaient, se défaisaient, se refaisaient. Et toujours le dimanche, nous
allions au cimetière.
J’aimais ce rituel car
inlassablement, nous passions près des tombes. Nous nous y arrêtions soit pour
enlever l’herbe, y mettre quelques fleurs, ou bien les arroser. Ce que je
préférais, c’étaient les histoires. Maman me racontait qui était cette dame,
une cousine lointaine, que donc faisait cet
oncle, son rôle à la mairie, où était leur maison, avaient-ils des enfants.
C’était toute l’histoire des habitants du village que maman connaissait, et
tous étaient reliés, soit par un mariage, des affaires communes, un voisinage,
ou même la Résistance. Alors venait le récit de la guerre, les anecdotes. La
visite au cimetière était tour à tour cours d’histoire, chronique villageoise,
récit d’une société dont les us et coutumes m’étaient dévoilés. Les dates sur
les tombes nous amenaient aux robes de l’époque, aux voitures à cheval, aux
menus de communion, aux bals, aux réveillons. Et je m’étais habituée à voir le
garçon qui jouait près du puits. Il m’était familier.
De vacances en rentrées, le
collège approchait. Un nouveau monde nous attendait, et même si grandes sœurs
et grands frères nous en avaient parlé, nous avions tant de questions. Ils
racontaient que nous allions changer de classe et de professeur à chaque heure.
ça, je n’y croyais pas ; les grands nous font toujours marcher.
Je partis pour l’internat, avec
mon frère. Les weekends étaient denses et trop courts : les
fournitures à acheter, le linge à laver, les devoirs à faire, et tant de choses
à raconter aux amis du village.
Nos visites au cimetière
s’espacèrent, sans que je n’y prenne gare. Les choses évoluaient, se
transformaient, tout naturellement, et moi je grandissais. Cependant chaque
fois, il y avait les fleurs, ou l’herbe, et l’eau, les histoires, et le garçon
qui jouait près du puits.
Il y avait tant de fleurs, le
jour de la Toussaint. Elles étaient arrivées là comme par enchantement, toutes
en même temps. Pourtant le cimetière était calme, on n’y voyait personne, ou
presque. Alors que nous allions avec notre arrosoir, une dame était là, près
d’une tombe blanche. Maman s’en approcha doucement, lui dit bonjour. La dame se
redressa et dit bonjour aussi. Elles se firent un sourire, elle semblaient se
connaitre. Evidemment qu’elles se connaissaient ; maman connaissait tout
le monde. La tombe était jolie, toute fleurie, surmontée d’un ange peint en or.
Il y avait un médaillon en forme de cœur, et dans le médaillon, une photo
accrocha mon regard. Je laissai échapper la question : « qui
est-ce ? »
Ni maman ni la dame n’entendirent
ma question. Je ne reçus aucune réponse. Nous fîmes le tour des tombes, celles
de notre famille, sans dire un mot cette fois. Il y avait plus de monde, il ne
fallait pas déranger, et moi j’étais troublée.
En sortant du cimetière, le
garçon était là. C’était le même visage, celui de la photo. Il avait donc un
frère ?
Les vacances furent froides et
pluvieuses, nous allumâmes la cheminée. Arrivèrent les premières règles, comme
arrive une grippe ou une crise d’appendicite, dont on ressort patraque, en
colère, de mauvaise humeur. Je repris le chemin du collège, de semaines en
weekends, de devoirs en contrôles, jusqu’aux vacances suivantes, les vacances
de Noël. Enfin un peu de fête, de gaîté, l’occasion d’oublier les devoirs.
Enfin un peu d’enfance, retrouvée parmi les décors du sapin, les guirlandes et les étoiles. Enfin un peu de
rêve. Je me risquai alors à poser la question, par un après-midi tranquille,
seule avec maman.
« Qui était ce garçon sur la
photo, au cimetière ? » C’était l’enfant de la dame. Il était mort
quelques années auparavant.
« De quoi est-il
mort ? » Il jouait près du puits, à côté du cimetière. Il était tombé
dedans.
« Et son frère, tu le
connais ? » Il n’avait pas de frère, ni de sœur.
« Mais cet enfant, qui joue
toujours près du puits, il lui ressemble. » Quel enfant ?
« Ne l’as-tu jamais
vu ? Moi je le vois tout le temps, chaque fois que nous allons au
cimetière. ». Il n’y avait plus d’enfant près du puits, à côté du
cimetière.
« Il n’y a plus
d’enfant ? »
Nous allâmes au cimetière, je ne
vis pas l’enfant. Et j’avais mal au ventre, les règles étaient là, j’avais
envie de pleurer.
Jamais plus je ne le vis. L’avais-je
abandonné, le garçon qui jouait toujours près du puits ? Ou bien était-ce
lui qui s’en était allé, emportant mon enfance ?