dimanche 21 octobre 2018

Rêve 1- L'enfant qui jouait près du puits




Il jouait souvent près du puits, à côté du cimetière. N’avait-il pas d’ami, pas de frère, ni de sœur ? Savait-il que je l’observais ?

Vint le temps des vacances, nous partîmes en voyage tout l’été. Puis ce fut le retour, les feuilles jaunissaient, la rentrée approchait. C’était le temps des  cahiers neufs, des gommes et des crayons, du cartable qu’on essayait. C’était l’heure des vêtements chauds, gants, bonnets et écharpes,  que l’on inventoriait pour préparer l’hiver. C’était toute une excitation qui animait la maisonnée.

Reprenant nos habitudes, nous fîmes une visite au cimetière. Maman s’y rendait chaque dimanche depuis le départ de Grand-mère, et je l’accompagnais. Alors que nos pas crissaient sur les graviers de l’allée qui mène à  l’imposant portail de ce grand jardin calme, j’entendis une voix : « pourquoi n’es-tu pas revenue ? »

Mon regard se tourna vers le puits, d’où provenait la voix. Il était là, qui jouait. Je l’avais oublié et lui il était là, dans notre rituel retrouvé,  dans l’immuable décor du grand mur de pierre blanche, du chemin gris, des arbres centenaires, du puits abandonné. Il me connaissait donc, ou me reconnaissait. Quelque chose nous liait, une étrange amitié, un secret partagé, un mystère protégé. Je lui fis un sourire.

La rentrée fut joyeuse, les souliers poussiéreux, la maîtresse méthodique, et nous étions heureux.

Les journées s’écoulaient au rythme des saisons, nos jeux s’improvisaient au gré de nos imaginaires, les cahiers se remplissaient, se coloriaient, se froissaient, se corrigeaient. Les cabanes se construisaient, se défaisaient, se refaisaient. Et toujours le dimanche, nous allions au cimetière.

J’aimais ce rituel car inlassablement, nous passions près des tombes. Nous nous y arrêtions soit pour enlever l’herbe, y mettre quelques fleurs, ou bien les arroser. Ce que je préférais, c’étaient les histoires. Maman me racontait qui était cette dame, une cousine lointaine, que  donc faisait cet oncle, son rôle à la mairie, où était leur maison, avaient-ils des enfants. C’était toute l’histoire des habitants du village que maman connaissait, et tous étaient reliés, soit par un mariage, des affaires communes, un voisinage, ou même la Résistance. Alors venait le récit de la guerre, les anecdotes. La visite au cimetière était tour à tour cours d’histoire, chronique villageoise, récit d’une société dont les us et coutumes m’étaient dévoilés. Les dates sur les tombes nous amenaient aux robes de l’époque, aux voitures à cheval, aux menus de communion, aux bals, aux réveillons. Et je m’étais habituée à voir le garçon qui jouait près du puits. Il m’était familier.

De vacances en rentrées, le collège approchait. Un nouveau monde nous attendait, et même si grandes sœurs et grands frères nous en avaient parlé, nous avions tant de questions. Ils racontaient que nous allions changer de classe et de professeur à chaque heure. ça, je n’y croyais pas ; les grands nous font toujours marcher.

Je partis pour l’internat, avec mon frère. Les weekends étaient denses  et trop courts : les fournitures à acheter, le linge à laver, les devoirs à faire, et tant de choses à raconter aux amis du village.

Nos visites au cimetière s’espacèrent, sans que je n’y prenne gare. Les choses évoluaient, se transformaient, tout naturellement, et moi je grandissais. Cependant chaque fois, il y avait les fleurs, ou l’herbe, et l’eau, les histoires, et le garçon qui jouait près du puits.

Il y avait tant de fleurs, le jour de la Toussaint. Elles étaient arrivées là comme par enchantement, toutes en même temps. Pourtant le cimetière était calme, on n’y voyait personne, ou presque. Alors que nous allions avec notre arrosoir, une dame était là, près d’une tombe blanche. Maman s’en approcha doucement, lui dit bonjour. La dame se redressa et dit bonjour aussi. Elles se firent un sourire, elle semblaient se connaitre. Evidemment qu’elles se connaissaient ; maman connaissait tout le monde. La tombe était jolie, toute fleurie, surmontée d’un ange peint en or. Il y avait un médaillon en forme de cœur, et dans le médaillon, une photo accrocha mon regard. Je laissai échapper la question : « qui est-ce ? »

Ni maman ni la dame n’entendirent ma question. Je ne reçus aucune réponse. Nous fîmes le tour des tombes, celles de notre famille, sans dire un mot cette fois. Il y avait plus de monde, il ne fallait pas déranger, et moi j’étais troublée.

En sortant du cimetière, le garçon était là. C’était le même visage, celui de la photo. Il avait donc un frère ?

Les vacances furent froides et pluvieuses, nous allumâmes la cheminée. Arrivèrent les premières règles, comme arrive une grippe ou une crise d’appendicite, dont on ressort patraque, en colère, de mauvaise humeur. Je repris le chemin du collège, de semaines en weekends, de devoirs en contrôles, jusqu’aux vacances suivantes, les vacances de Noël. Enfin un peu de fête, de gaîté, l’occasion d’oublier les devoirs. Enfin un peu d’enfance, retrouvée parmi les décors du sapin, les  guirlandes et les étoiles. Enfin un peu de rêve. Je me risquai alors à poser la question, par un après-midi tranquille, seule avec maman.

« Qui était ce garçon sur la photo, au cimetière ? » C’était l’enfant de la dame. Il était mort quelques années auparavant.

« De quoi est-il mort ? » Il jouait près du puits, à côté du cimetière. Il était tombé dedans.

«  Et son frère, tu le connais ? » Il n’avait pas de frère, ni de sœur.

« Mais cet enfant, qui joue toujours près du puits, il lui ressemble. » Quel enfant ?

« Ne l’as-tu jamais vu ? Moi je le vois tout le temps, chaque fois que nous allons au cimetière. ». Il n’y avait plus d’enfant près du puits, à côté du cimetière.

« Il n’y a plus d’enfant ? »

Nous allâmes au cimetière, je ne vis pas l’enfant. Et j’avais mal au ventre, les règles étaient là, j’avais envie de pleurer.

Jamais plus je ne le vis. L’avais-je abandonné, le garçon qui jouait toujours près du puits ? Ou bien était-ce lui qui s’en était allé, emportant mon enfance ?