mardi 7 mai 2019

La boite aux sept objets

Nous savions tous que notre grand-père avait été épris d’une femme, avant de rencontrer celle qui devint notre grand-mère. Cette femme était mystérieuse ; il n’en parlait jamais. De temps à autre une bribe de phrase, une allusion, un souvenir, évoquait furtivement cette liaison passée. Nous ne posions pas de question car savions instinctivement qu’elle eut été vaine. Des femmes, au cours de ses voyages lorsqu’il était marin, il avait dû en rencontrer aux quatre coins du globe, le supposions nous. Cela ne nous intéressait guère, en fait. C’était sa vie d’avant, d’avant notre famille, et par pudeur autant que par respect pour notre grand-mère, nous préférions ne rien savoir sur le sujet.

Quelques jours avant sa mort, je lui tenais compagnie en terminant ma lecture à haute voix de la Recherche du temps perdu. Après les derniers mots du Temps retrouvé, grand-père se mit à me raconter.

C’était une Geisha. Elle s’asseyait toujours sur un petit coussin d’or pour animer la cérémonie du thé. Elle faisait elle-même chauffer l’eau dans une sorte de casserole en fonte, toujours la même. Après la cérémonie, elle prenait son éventail qu’elle agitait avec grâce. Sa coiffure était joliment structurée et ornée de peignes d’écaille qu’elle rangeait dans une boite de bois précieux.

En prononçant ces mots, il prit la boite qui était posée près de lui et que je n’avais pas remarquée. Il l’ouvrit devant moi en poursuivant son récit.

Avec les peignes, elle avait disposé dans la boite une longue mèche de ses cheveux d’un noir profond, qu’elle avait dû couper avant l’opération. Elle savait qu’elle ne pourrait plus officier comme Geisha. L’œil de verre qu’elle devrait désormais porter lui ôtant la douceur de son regard et risquant de gêner celui des invités.

Tout était là, dans la boîte en chêne rouge, posé sur un coussin d’or : l’éventail de soie, la petite casserole, la mèche de cheveux, un peigne d’écaille,  et l’œil de verre. Ces vestiges d’un temps perdu, témoins d’un funeste destin, présentés à mes yeux comme pour rendre plus crédible le récit de mon grand-père, eurent pu m’enchanter, me faire voyager et rêver, s’il n’y eut l’œil de verre, qui du fond de la tombe de la Geisha, regardait mon grand-père.

Il mourut quelques jours plus tard et j’enterrai la boite et son contenu bien au fond du jardin. Je protégeais sa paix et celle de ma grand-mère en gardant le secret tout au fond de mon âme.