jeudi 3 novembre 2016


Si j’étais…

Si j’étais une chèvre en chemisier de dentelle parfumé d’eau de Nina Ricci, j’attendrais l’automne pour rejoindre ma prairie vert bronze parsemée de pâquerettes, je sortirais un jeudi soir d’octobre vers 18h. après les dernières gouttes de l’ondée quotidienne. Avant de sortir j’aurais pris soin de manger une pomme bien mûre accompagnée d’un peu d’eau légèrement citronnée. Puis je rejoindrais, au milieu du pré ce magnifique érable qui se dresse telle une sculpture vers l’azur infini. Afin de ne plus le blesser, j’abandonnerai le tir à l’arc et pour ne pas sombrer dans le pessimisme, je graverai sur une de ses branches « carpe diem »
Et oui même si j’étais une chèvre en chemisier de dentelle il faudrait continuer, continuer.



J’ai vu

J’ai vu des papillons se prendre les ailes dans un grillage.
J’ai vu la violence des volcans et la douceur des prés au printemps.
J’ai vu des enfants sauter dans les flaques, j’ai entendu leur rire au- dessus des toits.
J’ai vu la lune dans les caniveaux et aussi là -haut.
J’ai vu des gens rêver et beaucoup d’autres pleurer.
J’ai vu des femmes étendre des lessives, des lessives.
J’ai vu un vieil homme sur un chemin loin loin.
J’ai vu les fleurs s’épanouir et d’autres mourir.
J’ai entendu les oiseaux chanter, les hommes parler.
Mais dans le silence, je n’ai jamais cherché de sens à tout ça.
Le sens de la vie, je ne chercherai pas, je vivrai…



Arrivée en ville

On a quitté la campagne, plus de travail, on arrive en ville, la ville, c’est les lumières, du moins c’est ce qu’on m’avait dit, pourtant je suis dans le gris, tout est gris, des escaliers à la porte d’entrée, de mes pieds à l’infini, tout est froid, du béton aux gens croisés, ceux d’à côté. On m’a expliqué, on n’est pas seul dans cette grande maison nommée immeuble.
Grande, c’est qu’une impression car après le tour de clef, on est entré et nous voilà coincé en file indienne dans un couloir étroit, je peux toucher les murs en étendant mes bras. Au sol, des carreaux, ouf ! une marelle ! je saute en imaginant déjà pieds serrés, pieds écartés. Je ne pourrai jamais atteindre le ciel je suis stoppée net. « Les voisins ! attention aux voisins, on n’est pas seul ici, on te l’a déjà dit ! » les voisins, les voisins, je me demande dans quel manoir on m’a amenée et de quelle espèce d’ogres font partie ces voisins.
Je suis la troupe en silence dans l’étroit couloir, étroit mais long ce couloir. Pendant que la famille visite les deux pièces qui nous sont allouées, je longe le mur humide en sens inverse et me retrouve soudain devant une porte verte de laquelle s’échappe une odeur inconnue, je colle l’oreille à la boiserie et j’entends une voix rauque. Je crie : « Il est là l’ogre! Chez nous ! »
La porte s’ouvre : « Bonjour petite, c’est toi qui va vivre à côté de moi ? Moi, c’est Mustafa »
Mes tremblements cessent immédiatement, je sais que Mustafa deviendra mon ami.
J’aime les dattes.



La première gifle


Jeudi matin, pas d’école, en bonne élève consciencieuse, les devoirs étaient faits à l’étude du mercredi. Donc ce jeudi matin, j’allais pouvoir honorer le rendez- vous de mon voisin et copain portuguais pour une séance de patins à roulettes sur le trottoir devant la boulangerie. Rien à voir avec l’odeur des petits pains, l’intérêt de l’endroit résidait dans le grand virage, parfait pour l’apprentissage. La grande vitesse en ligne droite on maitrisait mais les courbes nous échappaient, on prenait souvent la tangente et c’était la chute assurée au milieu de la rue qui plus est. Ce jour- là on était prêt pour de nouvelles tentatives, on visait le succès, tout était répété dans nos têtes.
Départ à grande vitesse, filer, passer la mercerie, à hauteur du cordonnier commencer à fléchir les genoux, incliner le corps du bon côté, freiner en basculant le pied sur les roulettes avant sans brusquer, lever la jambe à l’extérieur de la courbe, frôler du doigt le goudron, anticiper le redressement du corps en levant les bras juste après l’entrée de la boutique.
Formidable, tout se déroulait comme prévu, j’avais réussi l’épreuve, devant Domingo en plus.
Ce n’est pas un podium ni le baiser de Domingo qui m’attendait en fin de parcours mais mon père. Il se tenait là, juste à la sortie du virage, le visage fermé et dur, une violente gifle me projeta à terre, je me relevai effrayée par tant de dureté, je ne comprenais pas. D’une main ferme que je ne lui connaissais pas, je fus ramenée à la maison. Devant la porte, dessaisie de mes chers patins, je m’écroulais sur le perron, renversée par une seconde claque : « Et le cathéchisme ! »
Je pleurais en épongeant le sang qui coulait de mon nez . Mais la plus violente douleur fut pour longtemps le souvenir de la première et unique gifle reçue de mon père.
Dieu me pardonnera.