Je
ne prends jamais le temps de te regarder, ma petite éponge à
vaisselle. Je ne pense jamais à toi, je n'ai jamais rêvé de toi la
nuit, et pourtant, quand j'y songe, comment ferais-je sans toi?
Je
te choisis machinalement dans le rayon du supermarché, toujours la
même, depuis cinquante ans: éponge jaune d'un côté, grattoir vert
de l'autre, Spontex, si possible. Cinquante ans de fidélité. Je te
méprise pourtant, et il faut bien cet atelier d'écriture pour que
je fasse attention à toi. Tu es l'un des objets que je saisis le
plus souvent dans une journée: pour essuyer la table, ôter les
miettes du petit déjeuner, rincer le bol, vite, un coup d'éponge.
Je te vois, là, ce soir, et je te sens dans ma main. Je t'attrape,
te plonge sous un filet d'eau, froide ou chaude selon l'instant, te
presse pour garder juste l'humidité nécessaire, et hop, un coup
d'éponge et la saleté s'en va.
Au
fait, c'est agréable, ce petit geste, te comprimer, refermer mes
doigts sur toi, sentir ton volume, ta consistance. Les muscles de ma
main droite te doivent certainement un peu de leur vigueur, ceux de
la main gauche aussi car tu es bien l'objet facile à utiliser avec
une main comme avec l'autre, pas besoin d'une grande habileté.
Tu
es douce, chaude quand j'ai froid, froide quand j'ai chaud.
Neuve,
à peine sortie de ton emballage transparent, tes couleurs sont
vives, ta forme parallélépipédique parfaite. Et puis au fil des
journées et des vaisselles tu deviens grise, tu t'effiloches, le
vert se détache du jaune, et quand vraiment tu n'en peux plus, que
même ton toucher n'est plus agréable, hop, à la poubelle, sans un
regret, sans un au revoir, et à la suivante, la même, ta sœur.
Combien
en ai-je serré, dans mes mains, des petites Spontex, depuis
cinquante ans que je fais la vaisselle tous les jours ?
J'ai
bien essayé de t'être infidèle, j'ai utilisé un lave-vaisselle
puis un autre, mais avec eux je n'ai pas de chance, ils tombent vite
en panne, et coûtent fort cher, et font du bruit, même les plus
silencieux. Et puis, allez essuyer la table ou enlever une tache avec
un lave-vaisselle ! Tu restes indispensable.
Alors
ce soir, quand je vais rentrer, après dîner, avant de te mouiller,
de te presser, de te poser à ta place sur l'évier, je te regarderai
un instant d'un autre œil, juste pour le plaisir.