samedi 18 novembre 2017

Une vieille compagne

Je ne prends jamais le temps de te regarder, ma petite éponge à vaisselle. Je ne pense jamais à toi, je n'ai jamais rêvé de toi la nuit, et pourtant, quand j'y songe, comment ferais-je sans toi?
Je te choisis machinalement dans le rayon du supermarché, toujours la même, depuis cinquante ans: éponge jaune d'un côté, grattoir vert de l'autre, Spontex, si possible. Cinquante ans de fidélité. Je te méprise pourtant, et il faut bien cet atelier d'écriture pour que je fasse attention à toi. Tu es l'un des objets que je saisis le plus souvent dans une journée: pour essuyer la table, ôter les miettes du petit déjeuner, rincer le bol, vite, un coup d'éponge. Je te vois, là, ce soir, et je te sens dans ma main. Je t'attrape, te plonge sous un filet d'eau, froide ou chaude selon l'instant, te presse pour garder juste l'humidité nécessaire, et hop, un coup d'éponge et la saleté s'en va.
Au fait, c'est agréable, ce petit geste, te comprimer, refermer mes doigts sur toi, sentir ton volume, ta consistance. Les muscles de ma main droite te doivent certainement un peu de leur vigueur, ceux de la main gauche aussi car tu es bien l'objet facile à utiliser avec une main comme avec l'autre, pas besoin d'une grande habileté.
Tu es douce, chaude quand j'ai froid, froide quand j'ai chaud.
Neuve, à peine sortie de ton emballage transparent, tes couleurs sont vives, ta forme parallélépipédique parfaite. Et puis au fil des journées et des vaisselles tu deviens grise, tu t'effiloches, le vert se détache du jaune, et quand vraiment tu n'en peux plus, que même ton toucher n'est plus agréable, hop, à la poubelle, sans un regret, sans un au revoir, et à la suivante, la même, ta sœur.
Combien en ai-je serré, dans mes mains, des petites Spontex, depuis cinquante ans que je fais la vaisselle tous les jours ?
J'ai bien essayé de t'être infidèle, j'ai utilisé un lave-vaisselle puis un autre, mais avec eux je n'ai pas de chance, ils tombent vite en panne, et coûtent fort cher, et font du bruit, même les plus silencieux. Et puis, allez essuyer la table ou enlever une tache avec un lave-vaisselle ! Tu restes indispensable.
Alors ce soir, quand je vais rentrer, après dîner, avant de te mouiller, de te presser, de te poser à ta place sur l'évier, je te regarderai un instant d'un autre œil, juste pour le plaisir.