jeudi 21 janvier 2016

Une vie dans un gant.


Parce qu’elle aime viscéralement ce lieu, seul endroit du monde capable d’apaiser ses peurs, de sécher ses chagrins, de lui injecter le courage, la force et le sourire, parce qu’elle s’y sent à la fois protégée et exposée à la puissance du vent du vent qui lave tout ce qu’elle a dans la tête, alors elle s’y rend dès que les besoins s’en font sentir. Ce jour-là, elle marche vite sur la digue qui longe la mer. C’est marée basse. Tant mieux. Des centaines de petits éclats d’eau flirtent avec la lumière des nuages. Elle arrive sur la dune, essoufflée, énervée, fatiguée. Se place face au sud de la vieille table d’orientation. Regarde la mer, regarde Chosey tout au fond. Commence ses paliers de décompression. C’est alors qu’elle l’aperçoit. Une tâche sombre sur le bleu écaillé. Une tâche qui cache l’oiseau gris dessiné naïvement. Un gant ! Un gant de femme oublié là, qui chuchote sa solitude et sa détresse. Elle s’en saisit et d’instinct le porte à ses narines. Parfum de pivoine blanche. Invitation à un rite initiatique fascinant qui l’amène loin, très loin de la table d’orientation, loin de la dune, loin de la digue et du motif de sa présence ici. Elle s’assoit et se rêve sirène échouée, bateau- pirate, île des mers du sud, dentellière de mots, cocotier dans les alizés. Son téléphone vibre dans sa poche. Elle a du mal à quitter ses voyages. Mais quelque chose lui revient : elle a un train à prendre, un concours à passer. Elle se lève d’un bond et court sur la dune, court sur la digue, court dans le jardin, attrape ses clefs, attrape sa voiture, attrape la gare. Train parti. Concours aussi. A cause d’un gant oublié sur une table d’orientation. Que faire d’autre que pleurer, crier, frapper, se cogner, se détester, s’insulter, s’ouvrir les veines dans le silence plombant de sa voiture Elle a 20 ans. Elle déteste le sang. Alors elle mollit dans sa vie. Plein de petits boulots et quelques kilos. Pas très rigolo ! Elle finit par décrocher un CDI : secrétaire dans une usine locale. Et puis le patron s’en va. Il est remplacé par une femme grande, forte et autoritaire. C’est quand elle passe sa corpulence dans son étroit réduit qu’elles se reconnaissent. Les meilleures amies, les partenaires de fou-rires, de cuites, de révisions, de petits et grands secrets. « Michelle ! Ca alors ! Tu te souviens ? » Oui elle se souvient. Qu’elles devaient prendre le même train. Passer le même concours. Un putain de gant oublié sur une table d’orientation. Elle n’a plus 20 ans. Elle n’a plus peur du sang.