jeudi 17 octobre 2013

Papa fraises



Papas fraises

La vie ça repart m’avait dit mon ami cri.

Au fond du jardin, prés de la grille, il y a des fraises. Cela fait trois ans qu’elles sont là. Quand je suis arrivé ici, à la petite campagne, c’est la première chose que j’ai planté. C’était pour ma femme que j’avais fait ça. Une sorte de bouquet de fleur. Maintenant c’est le printemps, j’entends les oiseaux qui piaillent. J’entends aussi le pouvoir qui piaille. Je ne peux m’en empêcher.

Ces fraises, je suis un peu inquiète pour elles. Cette année, elles se sont fait attaquer par une bande de folle avoine et de sainfoin qui leur ont bouffé l’espace vitale. Tout de suite, je suis intervenu. J’ai tout arraché. Puis je les ai regardées, d’un œil protecteur. Je me suis levé, comme un père qui regarde son fils, puis je les ai scrutées pour voir si tout allait bien. J’attends impatiemment le mois d’avril, mois où elles vont se réveiller. Parfois je les caresse, je leur lève les oreilles, je regarde si tout va bien. Cri est d’accord avec moi : elles ont l’air d’être bien tes fraises. Il est resté devant, en fumant. Il a respiré un bon bol d’air, puis il a livré son verdict : oui oui pierre, elles sont bien tes fraises. Il est resté encore un moment, à les fixer, puis il a fallu y aller, et nous nous sommes promenés dans le jardin, comme deux erres. C’était le printemps, là aussi. Nous nous arrêtions devant des petites fleurs. Cri savait tous les noms. Il me les donnait comme des cadeaux. Il s’est baissé prés d’une fleur toute bleue. Il l’a prise dans ses mains et il m’a dit son nom. Bien sur j’ai tout oublié. Surtout que c’était du latin. Mais je n’ai pas oublié la voix de cri, sa façon qu’il avait de me dire ça, ses genoux qui touchent le sol, la douceur dans sa voix.
Sa petite est arrivée comme un oiseau qui s’envole et il l’a prise dans ses bras. Quand il la regarde sa fille, tout s’arrête, et les soucis du boulot s’envolent comme une armée de pigeon. Les enfants, c’est aussi un moment où l’on se retrouve avec son palpitant, où l’on ne calcul plus. Fini les retraites, les ceci, les cela. Fini les calculs, ce vieillissement de l’âme qui te confine au ressassement. Moi perso, à tout juste quarante ans, si je n’avais pas le chant des enfants autours de moi, je serai devenu vieux avant l’heure, je ne ressemblerai plus qu’à un vieux calcul tout rassis.

Cri est là, les yeux dans ceux de sa fille. Ils se parlent. Demain, il faudra qu’il aille au boulot, qu’il se coltine la corvée, sans envie. Mais là, il a sa fille dans les bras. Un bon moment.

Elle s’en va. Je devrai dire, elle s’envole. Avec son seau plein d’eau sur la figure, elle va se barbouiller dans un coin du jardin. Nous entendons ses petits babillages quand elle fait ça ; ça nous caresse l’âme à tous les deux. Nous sommes dans le jardin allongé dans des transats. Dis moi cri, est ce que ça te dirait d’aller voir les autres fraises. Il dit oui. Et finalement il dit non. Il dit qu’il est bien là sur son transat. Il a un rayon de soleil qui lui arrive sur le coin de la gueule. Ça lui tire la commissure jusqu’aux confins de l’oreille. Ça dure comme ça une éternité. On dirait presque les vacances.
Puis il commence à faire froid. Le soleil passe les montagnes, il faut rentrer. Cri me demande à quelle heure je commence demain. Je lui réponds que je ne préfère pas trop y penser.
Maintenant il n’y a plus qu’à se laisser porter par le courant, à laisser nos deux corps s’acheminer doucement vers la porte. Nos visages s’éteignent. Nos voix s’amenuisent. Tout disparaît dans l’embrasure de la porte. Le jardin est maintenant silencieux. Ils résonnent encore un petit peu des corps et des voix qui étaient là. Mais c’est fini. La journée est finie. C’était un dimanche.