lundi 7 décembre 2020

Qui est-il?

 Bien que ce ne soit pas dans mes habitudes, j'ai ramené à la maison une pile de vieux Beaux Arts magazines ramassée au pied du conteneur de recyclage spécial papier. Il était évident que la personne qui avait l'intention de les jeter y avait renoncé au dernier moment parce qu'ils représentaient  plus que des vieux papiers. On les avait déposés sur le trottoir dans l'espoir que quelqu'un les récupère.

Ils sont là, près de moi, bien classés par date de parution. Un numéro hors série légèrement écorné a été soigneusement scotché. A qui avaient bien pu appartenir ces magazines? En les feuilletant, j'ai découvert avec étonnement que de nombreux textes étaient surlignés au Stabilo jaune. Certains passages étaient même annotés d'une écriture élégante aux lettres allongées et légèrement inclinées. Une personne âgée certainement, plus personne n'écrit comme ça. Pourquoi une lecture si approfondie? S'agissait-il d'un amateur d'histoire de l'art, d'un professeur, d'un journaliste?

C'est dans le deuxième magazine que j'ai trouvé le premier "marque-page": un ticket d'un cinéma de Marseille. Il fut le premier d'une longue série. Il - ou elle - marquait ses pages avec ce qui lui tombait sous la main: tickets de caisse ( le 18/10/91 achat d'un morceau d'Appenzel d'Alpage), Fragments d'enveloppes ou de papier d'emballage et, dans le numéro de mars 1992, pour marquer le début d'un article sur Claude Monet, il y avait une petite carte de vœux qui s'adressait à " Mon cher Armand ". Armand! La personne qui commençait à se dessiner entre les pages avait maintenant un prénom, il était âgé, aimait l'art, le bon fromage, allait au cinéma, était méticuleux, peut-être un peu maniaque.

Ces magazines, je les ai feuilletés un à un , page à page. J'y ai trouvé un emballage de thé Breakfast aux notes de fruits mûrs, un morceau de papier d'emballage avec une inscription en lettres grecques, des tickets de métro, des billets d'entrée dans différents musées. J'ai aussi trouvé, plié en accordéon, un électrocardiogramme qui m'a inquiété. Armand était peut-être malade. J'ai passé beaucoup de temps à faire connaissance avec Armand, devenu au fil de mes trouvailles, un véritable ami au point de rendre ma femme jalouse des heures que je passais "avec lui et ses revues dégoutantes" comme elle disait.

Elle n'avait pas tort. j'étais devenu obsédé par Armand et son mystère. Un matin, j'ai porté les magazines au recyclage mais, dans une boîte, j'ai gardé tous les " marque-pages ". Cette boîte, je l'ouvre de temps en temps. Je pioche au hasard une petite trace de la vie d'Armand et je le fais revivre. Aujourd'hui, j'ai tiré une moitié de carte postale: un pan de ciel intensément bleu, des ruines brunes, le  Forum de Rome. Armand est en Italie, élégamment vêtu, attentif à tout ce qu'il voit, il prend des notes dans un petit carnet moleskine noir. Certains jours je lui fais manger une glace, parfois il photographie la jolie femme qui l'accompagne. Il est heureux.