vendredi 4 décembre 2020

 Tom Gaouier

 

 

Je m'appelle Tom Gaouier et je n'ai jamais eu de grand-père paternel. C'est ce que disait mon père, qu'il n'avait pas de père. Quand j'étais petit, ça ne me gênait pas: deux grand-mères, un seul grand-père, tous affectueux, ça m'allait très bien.

Mais en grandissant j'ai posé des questions. Tout le monde ne connaît pas son père, mais tout le monde en a un. Ce qui m'intriguait, c'était le nom : mon père m'avait légué le sien : Gaouier, mais d'où le tenait-il ? Ce n'était pas le nom de ma grand-mère, elle portait celui de sa naissance, qu'elle n'avait pas donné à son fils. Pourquoi ? Mon père comme elle ne voulaient pas me répondre, me faisaient comprendre qu'il ne fallait pas insister.

Ma grand-mère est morte, emportant son secret, j'étais encore trop jeune pour participer aux démarches.

Et un jour ce fut le tour de mon père de s'en aller, et à moi de m'occuper de tout. J'ai ouvert la chemise où il rangeait ses papiers et j'ai découvert le livret de famille de ma grand-mère. Elle avait été mariée, avec un dénommé Magloire Gaouier et deux ans après était né mon père, puis plus rien. Magloire, pour un homme qui n'aurait plus eu d'existence ça ne s'invente pas.

Alors j'ai commencé à fouiller dans  quelques documents que je n'avais jamais vus.

Le livret de famille a été le premier à me parler : ce Magloire, c'était bien mon grand-père manquant, pas de doute. J'ai trouvé deux photos d'un  homme assez jeune et présentant bien : une en costume de ville, l'autre en uniforme de gendarme, son numéro matricule était lisible, j'ai écris à la gendarmerie, on m'a convoqué pour me dire qu'il n'y avait aucune trace de lui. Bizarre, dans la gendarmerie. Sa carte d'identité, avec une photo, un peu plus agé, son empreinte digitale, sa taille :1m 85, fichtre, je tenais donc de lui, seul « grand » dans la famille, alors que mon père était plutôt petit.

J'avais sa date de naissance, mais aussi le lieu, un village en Bretagne. Aux premières vacances je suis allé là-bas, il figurait bien dans le registre d'état civil, dernier né d'une famille de cinq enfants, dans un hameau de quatre masures que j'ai prises en photo : laquelle était la sienne ? Personne au village ne semblait se souvenir de cette famille là.

J'ai laissé passer du temps, j'avais ma vie, bien remplie, alors quelle importance ?

Mais plus tard, l'age venant pour moi aussi, un dimanche de pluie j'ai ressorti les papiers de ma grand-mère, je n'avais rien jeté. Il y avait une vieille lettre presqu' indéchiffrable tant l'encre avait bavé. C'était une lettre à l'en-tête du ministère de l'intérieur où il écrivait à mon père qu'il voulait renouer les liens, quarante ans après, qu'il était riche, qu'il couvrirait ma mère de bijoux. Lettre rageusement barrée d'un : « pas répondu », mais conservée tout de même.

Et puis deux feuilles de paie, il n'était pas si riche que cela, une quittance de loyer, il habitait à Paris près du Jardin des Plantes, je ne suis pas allé voir.

Pas de trace d'un divorce, pas de trace de sa mort.

Je suis retourné dans le village breton, dans le pauvre hameau, et là j'ai noué connaissance, posé beaucoup de questions, j'avais atteint l'age où il est temps de savoir. J'ai fini par rencontrer de petits neveux à lui, d'abord gênés pour me parler, et puis qui m'ont raconté ce qu'ils savaient, peu de choses mais qui ne le flattaient pas, son départ à quatorze sur un coup de tête, ses parents laissés sans nouvelles et qui n'ont jamais su qu'ils avaient un petit fils, son retour pendant la guerre de quarante pour se procurer gratuitement de la nourriture à la campagne, son retour définitif à un age avancé et sa mort dans le village voisin où il s'était installé, avec une de ses nièces célibataire qui avait été sa femme à tout faire, à vraiment tout faire...

Voilà, c'était mon grand-père, ce n'était pas un bien joli monsieur, mais il avait existé, je savais d'où je venais.

On m'a emmené sur sa tombe qui existait encore, dans un si beau petit cimetière planté dans la dune en bord de mer.

La région est magnifique, j'ai visité, je suis entré dans la cathédrale de la ville toute proche, je me suis assis au hasard sur un banc, pour penser... le prie-dieu  en bois, devant mes yeux, portait la trace d'une gravure maladroite, très ancienne : Magloire Gaouier. Et bien malgré moi, j'ai essuyé une larme.