samedi 3 décembre 2016

Mémoire d'ADN

Je me souviens du 25 mars 1870.
Je n'étais pas née. Je n'étais rien, mais je m'en souviens très bien.
Je revois nettement la barque volée sur l'embarcadère de cette île qu'il faut fuir.
Cette île qui nous fait mourir de faim.
Je me souviens de la longue traversée de l'océan.
De la tempête qui soulève la chaloupe.
Des vagues hautes comme des maisons.
De l'eau de mer que l'on boit. Des poissons crus dans lesquels on croque.
Je me souviens des pleurs. Des frissons. Des angoisses. Du froid. De la sueur. De la nuit.
Je revois encore mon aïeul ramer comme un fou pour aller plus vite que les vagues.
Des ampoules qu'il a dans les mains. De sa femme qui le regarde, inquiète.
Je me souviens du jour où un enfant tombe à l'eau. De l'inertie soudaine des occupants. De leur incapacité à le sauver. De leurs regards plein de larmes devant l'horreur. De leurs bouches déformées par les cris.
Je me souviens des jours qui suivent. Du silence opaque engluant les esprits.
Je me souviens de ce jour on l'on aperçoit une terre au loin. LA terre. L'Algérie qui doit tous nous accueillir. Nous nourrir. Nous instruire. Nous reconstruire.
Mon aïeul était cordonnier aux Baléares.
Il sera cordonnier à Alger.
Je me souviens de son échoppe. De l'odeur de colle. De ses yeux tristes et de ses mains fatiguées.
De son pantalon usé et son tablier rapiécé. De sa toux quand il rentre à la maison et de sa femme qui l'accueille  avec un sourire pâle. Des enfants qui courbent le dos et baissent la tête au seul son de sa voix.
Je n'étais pas née. Je n'étais rien et je me souviens.