Une
chambre à Örebro.
Par
la fenêtre.
Le
château est là, au loin, une lumière pâle froide descend sur les douves et les
nénuphars sont comme figés sur cette lagune cristallisée. La magistrale façade
de pierre debout depuis le XIIIe siècle impose sa rigueur et même le soleil
rival des féroces nuages en épais tapis aérien n'aura pas raison des splendeurs
ocres du minéral. Tout est éteint les
verts sont drus.
En
bas dans les bruits étouffés de la ville des acteurs en costume d'époque qui
officient pour le tourisme sortent du monument. C'est l'heure de plus rien. Le
milieu de l'après-midi sans aucun signe
tangible. Le temps suspendu, ni vraiment soir ni plus matin. La nature brouille
les pistes.
Des
étudiants à vélos défilent sur les pistes cyclables, le sac accroché au
porte-bagages, ils croisent allègrement les joggers athlétiques, corps fuselés,
muscles affermis sous des fuseaux fluorescents terminés par des baskets
high-tech.
Feu
rouge. Feu vert.
Les
réverbères sommeillent en attendant le soir. Pas un oiseau, pas une zébrure
dans le ciel diaphane qui étouffe jusqu'au bruit des moteurs. Un décor
romantique.
Hôtel Behrn. Suite confort. Alexandra
Pascalidou, la célèbre journaliste suédoise, s'enfuit dans les limbes
improbables de princesses oubliées. Elle allume une cigarette et souffle
une fumée dense qui écrit des volutes
dans le froid humide du dehors. Elle regarde cette nuée de tabac qui se fige en
devenant colonne. Elle écrase le mégot sur le béton glacial et referme la
fenêtre de bois. Arrachée de la surface râpeuse du chambranle, une écharde
transperce son doigt. Elle aspire sa goutte de sang et serre les dents en un
rictus qui grince. Elle a peur. Machinalement, elle s'arrache quelques cils, un
geste revenu de l'enfance...
Plus
de bruit, autre que la tuyauterie d'une chasse d'eau dans une chambre plus
haut. Dedans tout est en bois, du pin rouge, des bougies vierges. Le lit sobre
gravé de motifs en sapin, en croix. Le plaid rouge oublié sur le fauteuil club,
seul en cuir, l'appelle . Elle allume la lampe basse et fourre ses pieds gelés
dans le plaid polaire comme on ferait d'une écharpe. Elle verse de la
bouilloire une eau qui gargouille sur l'infusette de plantes, elle ajoute une
cuillerée de miel et une grosse rasade d'aquavit.
Elle
contemple le bijou serti de diamants, la rivière scintillante, vestige des splendeurs ancestrales, le faste de
princes déchus aux palais helléniques. Elle manipule le joyau froid jusqu'à le
confondre à la température de son corps. Elle installe un paquet de crackers
dans une soucoupe et place sous ses pieds la carpette en fourrure de phoque.
Les murs sont rouges et crème et les rideaux de dentelle frêle tirés effacent
les contours du dehors. Elle ajoute une deuxième tasse près des biscuits. Elle
l'attend. Un chant étrange arrive par-delà la cloison.
Kväll
L'ombre du kväll (soir) nimbe les contreforts
d'Örebro. Maxime Schmäck s'est introduit dans l'hôtel Behrn par une porte
dérobée ouvrant sur les cuisines. Une mouche le suit. Les couloirs ensevelis
sur des moquettes profondes étouffent ses pas. Aux abords de la mynt vätt
(laverie automatique) le cliquetis des machines, tambours à l'essorage avalent
les spasmes de sa déglutition.
La
porte de la chambre a cédé sans résistance, le minuscule gong du ressort à la
poignée de cuivre fait sursauter Alexandra. Elle est là, les yeux écarquillés
dans la pénombre, son visage ébloui par intermittence par les néons du nattklub
Blue sur le trottoir plus bas. Ses yeux n'ont plus de cils.
Maxim
Schmäck déroule ses pas comme du feutre sur le parquet. Il glisse, le cuir de
la lanière de renne serrée dans la paume de sa main, lui inscrit des zébrures en
pleine chair. Les aspérités de l'étain tressé cousu sur la lanière l'électrise.
Il a suivi sa proie, patient depuis leur première rencontre dans ce naturist camping. Il glisse dans un
souffle derrière elle comme quand il était enfant. Il savait alors se mettre
dans la parenthèse d'un recoin du kata (sorte de tipi inuit) sourd aux
gémissements haletants de ses parents affairés sous les peaux.
La
honte depuis longtemps a déserté son âme.
Tapis,
dans ses limbes d'aquavit, il inhale par
gouttes silencieuses le peu d'air qui suffit à sa volonté. Le klocktorn
(clocher) d'Örebro sonne le quart. Un crépitement cristallin. Maxime se
fredonne une berceuse, archaïque yoik qui l' assaille, arquant son
courage comme on ferait d'une arme. La lanière de cuir est maintenant tendue
entre ses deux mains.
Alexandra
esquisse un geste comme un soupir. La mouche cogne contre la vitre . La femme
devine alors dans le clair-obscur de la chambre une ombre, moitié homme, moitié
tomte (gnome) funeste. Elle surgit par derrière , enserrant son cou.
Pas
un râle, plus un air, tout est adouci et broyé de ce qu'auraient pu être ses
mots , ses cris, pas le moindre appel au secours. La mouche cogne.
Ses
doigts se détendent ,gestes dilatés de son corps, comme si elle s'endormait,
poupée molle, chiffon de coton lourd, elle descend doucement, posée entière sur
l'accoudoir.
10 000
kronors (couronnes suédoises), les
diamants du bracelet étincellent au fur et à
mesure que ses doigts s'ouvrent et que la rivière se déverse sur le
parquet de pin.
Frédérique
Vatanen.
De
retour de son footing matinal, Frédérique allume sa première Marlboro. Elle
presse les cinq oranges nécessaire qui
la propulsent jusqu'à quinze heures à toutes jambes.
Elle
enclenche le ON du transistor. La revue de presse, les paradis fiscaux, les
bouchons à l'entrée de Örebro et le chiffre des chômeurs qui enfle.
Le
presse de fruits a lui aussi des ratés. Trop vieux. Trop tôt.
L'inspecteur
Frédérique Vatanen se libère de ses vêtements. La brassière en élasthane a
meurtri sa poitrine décidément trop plate. Dans le miroir de la salle de bains
elle observe le galbe de son dos et ses muscles fuselés de grimpeuse.
Elle
rêve de roche au soleil, vertigineuse.
Le
jet de la douche brûlante éveille ses sommeils d'enfants avortés.
Elle
opère un cent quatre-vingts sur le bouton bleu. Friction, eau glaciale, peau
étourdie. Le monde n'attend plus. Elle se serre dans une éponge rêche et secoue
ses cheveux fins blonds qui dégoulinent sur ses épaules.
Elle
consume la deuxième cigarette. Le jean puis tricot en coton et sweat chaud. Dehors, le jour ne se lèvera
pas. La sonnerie du portable domine les halètements du transistor. Un numéro
inconnu.
-Un
paquet en bas pour vous.
-Un
paquet ?
-Oui
en bas
-Pour
moi ?
La
voix blanche à coupé.
Fred
enfile ses tongs. Elle glisse son arme dans le holster sous son T-shirt à même
la peau. L'acier froid l'excite. Un frisson qui fait frémir ses seins jusqu'à la douleur. Toujours le même voyage.
Speed.
Elle
roule dans l'escalier, guettant à chaque palier les ombres, les mouvements de l'air.
Elle
grince des dents. Sale manie. Un fennec,
une hyène, elle se sent hyène, regard oblique.
Elle
fonce, enfin on croit qu'elle fonce. Ça en a tout l'air. Trois étages, du vide
et des gargouillis d'ascenseur.
Il
y a, elle, le béton froid et l'ombre dans la cage d'escalier, des volutes de
poussière qu'elle salue de bon matin, bien le bonjour les moutons.
Dans
le hall en bas, personne. Dans le casier à courrier désigné Vatanen, c'est là,
le paquet, plutôt une boîte 10 par 10. Qui la ferment, deux scotch verts, deux
scotch rouges. Plus un bruit et dehors la nuit presque pas, et le jour jamais
plus.
Elle
flaire. Hyène sans meute , elle tournoie et attrape la boite. Elle pousse la
porte coupe-feu vers l'ombre et les escaliers. Elle ouvrira là-haut. Le paquet,
la boîte, du balsa, légère.
Son
arme est chaude maintenant qui titille son aisselle. Tout peut arriver. Rien ne
peut arriver. Elle sait ça. Elle sent . C'est le matin d'une nouvelle proie. Un
matin vide qui monte ou qui tombe. La
troisième cigarette a ce parfum amer des débuts. Elle pousse la porte et
retrouve le vide de l'intérieur dans son appartement. Elle est assise à même le
plancher et la boîte plate est là entre ses doigts robustes, anguleux, des
doigts de femme fauve.
Le
vibreur du portable. Fred soulève son
corps animal. Un trombone aiguisé gisant sur le parquet écorche un morceau de chair
sur sa cuisse. Le goût acre du sang
éveille un rictus de plaisir. À l'autre bout, son chef. Le vieux lion.
-Du
taff pour toi, une journaliste, refroidie, trouvée ce matin dans sa chambre
d'hôtel.
-Identifiée
?
-Alexandra
Pascalidou
Fred
se raidit à ce nom qui sonne comme un glas.
-Tu
files à l'hôtel Behrn, on a des hommes sur place, mort par strangulation, ça
remonte à hier soir. On se tient au jus. Tout l'air d'un crime crapuleux : vol
de bijoux…
-OK
! On se tient...
Fred
regarde la boîte, là, entre ses jambes, elle enfile des gants de latex et
soulève le couvercle scellé. Neuf compartiments. Ses yeux balaient les
éléments. Des photos, elle reconnaît des visages. Un billet de 200 Ariary. C'était là-bas, ses dernières vacances à Madagascar.
Le club de grimpe, le camping naturiste, la roche volcanique.
L'arme
sur sa peau redevient froide elle sent sa sueur qui ruisselle au creux des
omoplates. Cette gorge de chair, sèche comme la roche.
Les
visages de femmes sur les photos. Clara, Ingrid, Zakia , Claire et Marie. Cette
nuit tropicale, la plage, le feu, l'alcool brûlant, la fièvre des corps et des
bouches.
Alexandra
Pascalidou mène la danse et Marie tournoie. Les hommes empêchés au bord des
braises, leurs regards comme des lances
qui épient sans toucher, interdits…
La
photo coupée en deux, c'est lui, Maxim Schmäck.
Et Marie nue, repue de chair et de creux et de
pleins. Et les mains qui la heurtent, la frôlent et la suivent, toutes ces
mains de femmes qui palpitent dans la transe de la drogue et des joies
crues sous la lune pleine…
Fred
enfile son blouson et visse son bonnet
sur ses cheveux humides.
Hôtel
Behrn, six heures du mat, les lumières
de la ville ne s'éteignent plus. Les
phares écrivent des obliques. Elle touche la boîte dans sa poche. Elle avale
les marches quatre à quatre. Pénétrer dans l'hôtel par les coursives , frôler
les moquettes, toucher les linos, inspecter les aciers froids des cuisine. Elle
refait sans le savoir le chemin du meurtrier. Elle sait au fond. Elle sent avec
ses mains de hyène.
Alexandra
Pascalidou, la virtuose des ethnies sauvages, la perverse des contrées perdues.
Son dernier papier à scandale sur l'Allali, ce village de femmes au cœur de
l'impénétrable forêt des Grandes Epines, en Afrique.
Alexandra
vissée sur le socle de la gloire avec sa verve hérissée et ses articles toujours à la une.
Fred
pousse la porte de la chambre. Sur les lattes, éclats de miroir brisé. De ceux -ci même qui
demeurent dans la boîte au fond de sa poche. Présage de mort. Une mouche morte.
La théière, la tasse, un demi sucre, l'autre moitié elle l'a vue, dans la
boîte...
Le cadavre est posé, replié, contre le
fauteuil club en cuir. Fred soulève la tête affaissée, le visage exsangue. Les
yeux n'ont plus de cils.
Alors
le feu s'allume à ses tempes. Le feu revient de cette nuit de transe, de sexe,
de femmes sur la plage. Marie qui danse nue et son homme sans parole qui
attend, Fred voit ses yeux empourprés d'alcool, pupilles blanches de haine sous
l'astre plein.
Maxim
Schmäck.
Elle
mâche et remâche le nom.
Elle
tournoie autour de la proie. Hyène fétide. Crime passionnel déguisé en crime
crapuleux. Le mobile du vol mascarade en
quadrille sur les flonflons d'une boîte à musique. Foutaise. Maxim Schmäck lui
a livré les indices comme signature de
son œuvre. Vengeance de l'homme pitoyable. Sa petite poupée qui danse avec le
feu. Punie et vengée.
Alexandra
Pascalidou, reine déchue de la meute de hyènes, avachie sur l'accoudoir, parée
d'un collier inuit, gage de son ultime voyage.
Fred
ramasse sur le parquet une pierre qui scintille. Un diamant échappé de la
rivière.
Crime crapuleux, c'est ça, mobile : le vol.
Fred
se terre dans le silence. Au fond de sa poche elle caresse le bois blanc de la
petite boîte de pandore. Elle en écrit les contours comme on ferait d'une
histoire belle et triste et finie, de ses doigts anguleux de femme fauve.
Allez,
une dernière cigarette à la gloire des femmes et du feu.
Dehors le clocher du château de Örebro sonne
l'hallali..