jeudi 14 novembre 2013

Inuit à Orebrö

Une chambre à Örebro.
Par la fenêtre.
Le château est là, au loin, une lumière pâle froide descend sur les douves et les nénuphars sont comme figés sur cette lagune cristallisée. La magistrale façade de pierre debout depuis le XIIIe siècle impose sa rigueur et même le soleil rival des féroces nuages en épais tapis aérien n'aura pas raison des splendeurs ocres  du minéral. Tout est éteint les verts sont drus.
En bas dans les bruits étouffés de la ville des acteurs en costume d'époque qui officient pour le tourisme sortent du monument. C'est l'heure de plus rien. Le milieu de l'après-midi  sans aucun signe tangible. Le temps suspendu, ni vraiment soir ni plus matin. La nature brouille les pistes.
Des étudiants à vélos défilent sur les pistes cyclables, le sac accroché au porte-bagages, ils croisent allègrement les joggers athlétiques, corps fuselés, muscles affermis sous des fuseaux fluorescents terminés par des baskets high-tech.
Feu rouge. Feu vert.
Les réverbères sommeillent en attendant le soir. Pas un oiseau, pas une zébrure dans le ciel diaphane qui étouffe jusqu'au bruit des moteurs. Un décor romantique.
 Hôtel Behrn. Suite confort. Alexandra Pascalidou, la célèbre journaliste suédoise, s'enfuit dans les limbes improbables de princesses oubliées. Elle allume une cigarette et souffle une  fumée dense qui écrit des volutes dans le froid humide du dehors. Elle regarde cette nuée de tabac qui se fige en devenant colonne. Elle écrase le mégot sur le béton glacial et referme la fenêtre de bois. Arrachée de la surface râpeuse du chambranle, une écharde transperce son doigt. Elle aspire sa goutte de sang et serre les dents en un rictus qui grince. Elle a peur. Machinalement, elle s'arrache quelques cils, un geste revenu de l'enfance...
Plus de bruit, autre que la tuyauterie d'une chasse d'eau dans une chambre plus haut. Dedans tout est en bois, du pin rouge, des bougies vierges. Le lit sobre gravé de motifs en sapin, en croix. Le plaid rouge oublié sur le fauteuil club, seul en cuir, l'appelle . Elle allume la lampe basse et fourre ses pieds gelés dans le plaid polaire comme on ferait d'une écharpe. Elle verse de la bouilloire une eau qui gargouille sur l'infusette de plantes, elle ajoute une cuillerée de miel et une grosse rasade d'aquavit.
Elle contemple le bijou serti de diamants, la rivière  scintillante, vestige  des splendeurs ancestrales, le faste de princes déchus aux palais helléniques. Elle manipule le joyau froid jusqu'à le confondre à la température de son corps. Elle installe un paquet de crackers dans une soucoupe et place sous ses pieds la carpette en fourrure de phoque. Les murs sont rouges et crème et les rideaux de dentelle frêle tirés effacent les contours du dehors. Elle ajoute une deuxième tasse près des biscuits. Elle l'attend. Un chant étrange arrive par-delà la cloison.
Kväll
 L'ombre du kväll (soir) nimbe les contreforts d'Örebro. Maxime Schmäck s'est introduit dans l'hôtel Behrn par une porte dérobée ouvrant sur les cuisines. Une mouche le suit. Les couloirs ensevelis sur des moquettes profondes étouffent ses pas. Aux abords de la mynt vätt (laverie automatique) le cliquetis des machines, tambours à l'essorage avalent les spasmes de sa déglutition.
La porte de la chambre a cédé sans résistance, le minuscule gong du ressort à la poignée de cuivre fait sursauter Alexandra. Elle est là, les yeux écarquillés dans la pénombre, son visage ébloui par intermittence par les néons du nattklub Blue sur le trottoir plus bas. Ses yeux n'ont plus de cils.
Maxim Schmäck déroule ses pas comme du feutre sur le parquet. Il glisse, le cuir de la lanière de renne serrée dans la paume de sa main, lui inscrit des zébrures en pleine chair. Les aspérités de l'étain tressé cousu sur la lanière l'électrise. Il a suivi sa proie, patient depuis leur première rencontre dans ce naturist camping. Il glisse dans un souffle derrière elle comme quand il était enfant. Il savait alors se mettre dans la parenthèse d'un recoin du kata (sorte de tipi inuit) sourd aux gémissements haletants de ses parents affairés sous les peaux.
La honte depuis longtemps a déserté son âme.
Tapis, dans ses limbes  d'aquavit, il inhale par gouttes silencieuses le peu d'air qui suffit à sa volonté. Le klocktorn (clocher) d'Örebro sonne le quart. Un crépitement cristallin. Maxime se fredonne une  berceuse, archaïque yoik qui l' assaille, arquant son courage comme on ferait d'une arme. La lanière de cuir est maintenant tendue entre ses deux mains.
Alexandra esquisse un geste comme un soupir. La mouche cogne contre la vitre . La femme devine alors dans le clair-obscur de la chambre une ombre, moitié homme, moitié tomte (gnome) funeste. Elle surgit par derrière , enserrant son cou.
Pas un râle, plus un air, tout est adouci et broyé de ce qu'auraient pu être ses mots , ses cris, pas le moindre appel au secours. La mouche cogne.
Ses doigts se détendent ,gestes dilatés de son corps, comme si elle s'endormait, poupée molle, chiffon de coton lourd, elle descend doucement, posée entière sur l'accoudoir.
10 000 kronors (couronnes suédoises), les diamants du bracelet étincellent au fur et à  mesure que ses doigts s'ouvrent et que la rivière se déverse sur le parquet de pin.
Frédérique Vatanen.
De retour de son footing matinal, Frédérique allume sa première Marlboro. Elle presse les cinq oranges  nécessaire qui la propulsent jusqu'à quinze heures à toutes jambes.
Elle enclenche le ON du transistor. La revue de presse, les paradis fiscaux, les bouchons à l'entrée de Örebro et le chiffre des chômeurs qui enfle.
Le presse de fruits a lui aussi des ratés. Trop vieux. Trop tôt.
L'inspecteur Frédérique Vatanen se libère de ses vêtements. La brassière en élasthane a meurtri sa poitrine décidément trop plate. Dans le miroir de la salle de bains elle observe le galbe de son dos et ses muscles fuselés de grimpeuse.
Elle rêve de roche  au soleil, vertigineuse.
Le jet de la douche brûlante éveille ses sommeils d'enfants avortés.
Elle opère un cent quatre-vingts sur le bouton bleu. Friction, eau glaciale, peau étourdie. Le monde n'attend plus. Elle se serre dans une éponge rêche et secoue ses cheveux fins blonds qui dégoulinent sur ses épaules.
Elle consume la deuxième cigarette. Le jean puis tricot en coton et  sweat chaud. Dehors, le jour ne se lèvera pas. La sonnerie du portable domine les halètements du transistor. Un numéro inconnu.
-Un paquet en bas pour vous.
-Un paquet ?
-Oui en bas
-Pour moi ?
La voix blanche à coupé.
Fred enfile ses tongs. Elle glisse son arme dans le holster sous son T-shirt à même la peau. L'acier froid l'excite. Un frisson qui fait frémir ses seins  jusqu'à la douleur. Toujours le même voyage. Speed.
Elle roule dans l'escalier, guettant à chaque palier les ombres, les mouvements  de l'air.
Elle grince des dents.  Sale manie. Un fennec, une hyène, elle se sent hyène, regard oblique.
Elle fonce, enfin on croit qu'elle fonce. Ça en a tout l'air. Trois étages, du vide et des gargouillis d'ascenseur.
Il y a, elle, le béton froid et l'ombre dans la cage d'escalier, des volutes de poussière qu'elle salue de bon matin, bien le bonjour les moutons.
Dans le hall en bas, personne. Dans le casier à courrier désigné Vatanen, c'est là, le paquet, plutôt une boîte 10 par 10. Qui la ferment, deux scotch verts, deux scotch rouges. Plus un bruit et dehors la nuit presque pas, et le jour jamais plus.
Elle flaire. Hyène sans meute , elle tournoie et attrape la boite. Elle pousse la porte coupe-feu vers l'ombre et les escaliers. Elle ouvrira là-haut. Le paquet, la boîte, du balsa, légère.
Son arme est chaude maintenant qui titille son aisselle. Tout peut arriver. Rien ne peut arriver. Elle sait ça. Elle sent . C'est le matin d'une nouvelle proie. Un matin vide qui monte ou  qui tombe. La troisième cigarette a ce parfum amer des débuts. Elle pousse la porte et retrouve le vide de l'intérieur dans son appartement. Elle est assise à même le plancher et la boîte plate est là entre ses doigts robustes, anguleux, des doigts de femme fauve.
Le vibreur du portable. Fred  soulève son corps animal. Un trombone aiguisé gisant sur le parquet écorche un morceau de chair  sur sa cuisse. Le goût acre du sang éveille un rictus de plaisir. À l'autre bout, son chef. Le vieux lion.
-Du taff pour toi, une journaliste, refroidie, trouvée ce matin dans sa chambre d'hôtel.
-Identifiée ?
-Alexandra Pascalidou
Fred se raidit à ce nom qui sonne comme un glas.
-Tu files à l'hôtel Behrn, on a des hommes sur place, mort par strangulation, ça remonte à hier soir. On se tient au jus. Tout l'air d'un crime crapuleux : vol de bijoux…
-OK ! On se tient...
Fred regarde la boîte, là, entre ses jambes, elle enfile des gants de latex et soulève le couvercle scellé. Neuf compartiments. Ses yeux balaient les éléments. Des photos, elle reconnaît des visages. Un billet de 200 Ariary. C'était  là-bas, ses dernières vacances à Madagascar. Le club de grimpe, le camping naturiste, la roche volcanique.
L'arme sur sa peau redevient froide elle sent sa sueur qui ruisselle au creux des omoplates. Cette gorge de chair, sèche comme la roche.
Les visages de femmes sur les photos. Clara, Ingrid, Zakia , Claire et Marie. Cette nuit tropicale, la plage, le feu, l'alcool brûlant, la fièvre des corps et des bouches.
Alexandra Pascalidou mène la danse et Marie tournoie. Les hommes empêchés au bord des braises, leurs regards comme des lances  qui épient sans toucher, interdits…
La photo coupée en deux, c'est lui, Maxim Schmäck.
Et  Marie nue, repue de chair et de creux et de pleins. Et les mains qui la heurtent, la frôlent et la suivent, toutes ces mains  de femmes qui palpitent  dans la transe de la drogue et des joies crues  sous la lune pleine…
Fred enfile  son blouson et visse son bonnet sur ses cheveux humides.
Hôtel Behrn, six heures  du mat, les lumières de la ville ne s'éteignent  plus. Les phares écrivent des obliques. Elle touche la boîte dans sa poche. Elle avale les marches quatre à quatre. Pénétrer dans l'hôtel par les coursives , frôler les moquettes, toucher les linos, inspecter les aciers froids des cuisine. Elle refait sans le savoir le chemin du meurtrier. Elle sait au fond. Elle sent avec ses mains de hyène.
Alexandra Pascalidou, la virtuose des ethnies sauvages, la perverse des contrées perdues. Son dernier papier à scandale sur l'Allali, ce village de femmes au cœur de l'impénétrable forêt des Grandes Epines, en Afrique.
Alexandra vissée sur le socle de la gloire avec sa verve hérissée et ses articles  toujours à la une.
Fred pousse la porte de la chambre. Sur les lattes,  éclats de miroir brisé. De ceux -ci même qui demeurent dans la boîte au fond de sa poche. Présage de mort. Une mouche morte. La théière, la tasse, un demi sucre, l'autre moitié elle l'a vue, dans la boîte...
 Le cadavre est posé, replié, contre le fauteuil club en cuir. Fred soulève la tête affaissée, le visage exsangue. Les yeux n'ont plus de cils.
Alors le feu s'allume à ses tempes. Le feu revient de cette nuit de transe, de sexe, de femmes sur la plage. Marie qui danse nue et son homme sans parole qui attend, Fred voit ses yeux empourprés d'alcool, pupilles blanches de haine sous l'astre plein.
Maxim Schmäck.
Elle mâche et remâche le nom.
Elle tournoie autour de la proie. Hyène fétide. Crime passionnel déguisé en crime crapuleux. Le mobile du vol  mascarade en quadrille sur les flonflons d'une boîte à musique. Foutaise. Maxim Schmäck lui a livré les indices comme  signature de son œuvre. Vengeance de l'homme pitoyable. Sa petite poupée qui danse avec le feu. Punie et  vengée.
Alexandra Pascalidou, reine déchue de la meute de hyènes, avachie sur l'accoudoir, parée d'un collier inuit, gage de son ultime voyage.
Fred ramasse sur le parquet une pierre qui scintille. Un diamant échappé de la rivière.
 Crime crapuleux, c'est ça, mobile : le vol.
Fred se terre dans le silence. Au fond de sa poche elle caresse le bois blanc de la petite boîte de pandore. Elle en écrit les contours comme on ferait d'une histoire belle et triste et finie, de ses doigts anguleux de femme fauve.
Allez, une dernière cigarette à la gloire des femmes et du feu.

 Dehors le clocher du château de Örebro sonne l'hallali..