Tout
le groupe était installé autour de la table et écoutait les
consignes de Pierre. Raoul n'était pourtant pas bien à son aise. Ce
personnage un peu bourru assistait sans vraiment de conviction à son
premier atelier d'écriture. Son amie l'avait inscrit la semaine précédente, convaincue bien plus que lui de ses
qualités d'écrivain,
... alors il s'y était rendu.
Légèrement
distant au début, il se referma au fil des minutes puis explosa à
la fin :
« Deux
heures ??? Merde alors,
c'est du
grand n'importe quoi, quel intérêt j'aurais à me promener
dans
les rues de Manosque pendant deux heures avec un carnet à la main ?
C'est
des
conneries
tout ça ! »
et il sortit de la salle en claquant la porte. « On
est là
pour
apprendre à écrire et
pas pour s'balader »
ronchonna-t-il.
« …
Et puis de toute façon
j'ai jamais aimé cette
ville ! » lança-t-il en s'engageant dans une
ruelle.
Bon...
Maintenant qu'il y était, il se mit tout de même en route et joua
le jeu... juste histoire de prouver qu'il avait raison.
D'autant
plus que c'était le jour du marché. « Pff...
Il manquait plus que ça ! » pensait-il,
persuadé qu'après ces dernières journées pluvieuses, tout le
monde avait envie de profiter du soleil.
«Ah
ça, il va y en avoir des emmerdeurs aujourd'hui !»
… Parlait-il
de lui ?
Il
décida donc de se diriger dans des lieux moins fréquentés tels que
les petites places, les ruelles étroites, les parkings. « Manosque
ne manque pas de petits recoins tranquilles et loin du
bruit » marmonna-t-il.
Bien...
Le voilà débouchant sur une placette déserte avec une jolie
fontaine encerclée de bancs en bois. L'endroit est agréable et
aucun bruit ne perturbe cette quiétude. La fontaine. sèche et
silencieuse, attend patiemment les beaux jours pour accompagner en
musique les gazouillis des oiseaux... ce qui inspira Raoul :
« Ils feraient mieux de remplacer tout ça par un
parking, au moins la fiente de ces sales bêtes se confondrait avec
les taches d'huile de moteur ! »
Il
ne supportait pas les pigeons : « Ils chient
partout et fuient dès qu'on
s'approche d'eux ! »
… Raoul
essayait parfois de leur mettre des coups de pied mais sans succès.
Il
continua jusqu'à une autre place, celle des Ormeaux... Là, il
marqua un temps d'arrêt un peu plus long. Raoul reconnaissait le
lieu. Il se souvint d'une boucherie à l'endroit de ce bâtiment, il
venait y voir son cousin et tous deux descendaient en cachette
explorer les vieilles caves remplies de monstres de toutes sortes. Il
resta figé un instant, les yeux noyés dans ses souvenirs, tendre
moment de répit, douce saveur du passé... quand subitement il
attrapa une pierre à ses pieds et la lança violemment sur une des
fenêtres :
« Saloperie
de Pigeon... Je te raterai pas la prochaine fois ! »
Disons
que ce n'est pas un sentimental Raoul.
Il
dégagea de la place rapidement afin d'éviter toute discussion sur
la fenêtre qu'il venait de casser. C'était sans compter sur cette
vieille dame qui promenait son chien en laisse. Elle maintenait le
regard braqué sur lui à la façon des Cow-boys dévisageant leur
adversaire... C'est Raoul qui dégaina le premier :
« Ferme
la bouche la Vieille ou tu vas faire tomber ton dentier ! »,
puis il mit un coup de pied au chien.
Il
ne supportait pas non plus cette manie qu'ont les chiens de pisser
n'importe en toute impunité.
C'était
fait, mais tout ceci l'avait bien excité et il ne voulait pas en
rester là. Le voilà parti pour « aller se
moquer de tous ces
imbéciles qui s'agglutinent au marché et qui jouent des
coudes pour quelques fruits
que tout le monde tripote... Bonjour l'hygiène ! »
Déboulant
dans une rue bien agitée, bien trop pour lui, il faillit renverser
une Mamie qui tirait son caddie. « C'est ça, ne vous
poussez pas surtout, prenez toute la place ! Il devrait y avoir
une voie réservée pour vous, à sens unique et sans issue ! »
. Le bougre prenait confiance : « Pousse toi
Mamie ! » hurla-t-il
d'autant plus exaspéré qu'un joueur d'accordéon couvrait de sa
ritournelle tous les bruits de la rue. L'homme envoyait sa bonne
humeur aux badauds qui lui rendaient avec un sourire... ce qui eut le
don de faire déguerpir notre Raoul, trop inquiet de préserver sa
mauvaise humeur sans doute.
Il
arrivait au marché, et effectivement ils étaient tous là. Le
tableau parfait que beaucoup décrivent comme une photo Provençale :
les odeurs qui virevoltent et s'amusent à titiller les papilles, les
couleurs chaleureuses qui invitent au voyage ou à la sieste, les
conversations croisées qui s’entremêlent, les yeux malicieux des
enfants devant les étalages de bonbons multicolores, les joyeux
boniments des vendeurs qui haranguent la foule, et puis tous ces
étalages de tissus aux couleurs éclatantes de soleil et de lavande,
tout semblait faire partie d'une joyeuse représentation du théâtre
de la vie, tout était remarquablement en place ce jour là... sauf
notre monsieur ronchon qui assistait désolé à « … Un
spectacle affligeant de gens qui ne savent pas ce qu'ils veulent ni
où ils vont et qui tournent en rond»
. Il ne demanda pas son reste et préféra faire demi-tour... juste
après avoir agressé verbalement ce brave vendeur de bibelots :
« Arrêtez
un peu
de
gueuler et de prendre les gens pour des cons parce que bizarrement
j'ai vu les mêmes articles moins chers à la Farfouille ! Allez
donc gueuler sur
la Criée en compagnie de
poissonniers marseillais, on verra si vous aurez autant de bagout à
la fin de la journée...
quoique avec la tête de rascasse que vous avez, faites gaffe quand
même de ne pas finir sur un de leurs étals ! »
La
satisfaction se lisait sur le visage de Raoul, depuis le temps qu'il
voulait la placer celle-là.
L'expérience
s'arrêtait là, il retourna rejoindre le groupe afin de poursuivre
l'atelier.
Il
prit tout de même la peine de s'excuser pour son retard, puis
s'installa sur une chaise... pour immédiatement se relever et
couper la parole à sa voisine qui commençait à exposer son texte.
Il expliqua que, comme il l'avait dit, cet exercice ne lui a rien
apporté du tout.
« Bien,
voilà un point de vue intéressant, répondit Pierre calmement.
Gardez donc vos émotions intactes et retranscrivez-les comme vous le
sentez. Laissez-vous simplement guider par tout ça et écrivez ce
que vous avez envie.
— …
Ah ?...
bon ! » s'étonna l'homme. Contre toute attente, il sortit son
cahier, et, en même temps qu'un léger sourire se dessinait sur ses
lèvres, il s'empara de son stylo...
Raoul-le-bourru
ne s'est plus jamais arrêté d'écrire depuis cette fameuse
matinée et, bien que moins agressif, son caractère bougon nous
donne de temps à autre un texte assez... truculent.