samedi 28 novembre 2020

 Perspective de dîner

C’est l’été, on est content de se retrouver. Comme chaque année, chacun a organisé au mieux son agenda entre stages des enfants, voyage en Inde, randonnée ou bronzette sur les plages de Méditerranée. Sauf Adrien, il est toujours là Adrien, dans la ferme des parents. Suite à divers actes notariés, Adrien, l’ainé de la fratrie, a repris l’exploitation.

Parfait pour se réunir, sous la treille centenaire, il y a de la place, on a pu ajouter des tables au rythme des naissances. Comme il se doit, après les embrassades plus ou moins chaleureuses, on commence par le pastis, on trinque aux parents, à la descendance, on est joyeux, on déguste les olives de la propriété, l’anchoïade fabriquée maison.

On passe à table, Blandine sourit devant la salade de tomates présentée dans les plats d’argile cuite. Adrien n’aime pas le sourire narquois de sa sœur devenue citadine. Il ne peut pas s’empêcher de lancer avec une pointe d’amertume : « Heureusement que je suis resté là, dans les appartements parisiens, on ne pourrait pas se rassembler. Je n’ai pas fait fortune mais je peux vous servir des produits sains, tiens goutte ce petit vin, ce n’est pas un grand cru mais c’est le mien ».

On parle du beau temps, des faits divers, on donne des nouvelles des anciens camarades de classe. On ne parle pas politique, on ne parle pas des études des enfants, on évite les jalousies. On ne parle pas de voyage, on respecte Adrien qui n’a jamais quitté les cultures.

Josette déplie sa serviette : « Tu as gardé ses vieilles broderies de grand-mère ! ». « Et oui, ici on ne traine pas au Printemps ou aux galeries Lafayette ».

Dans les assiettes, se succèdent pieds paquets et daube provençale. C’est très bon mais Jeanne s’esclaffe : « La tradition, tu sais qu’il existe autre chose tonton ».

« Non, je ne sais pas et je joue toujours du galoubet. La prochaine fois, c’est toi qui invite et tu nous joueras une sonate sur ton piano à queue ! »

Pour calmer le ton qui monte, on parle souvenirs, il faut garder la cohésion du clan, au moins faire semblant.

Arrive le dessert, le café servi dans les tasses de la grand tante Elise. Tout le monde regarde Clémence, elle prétend que ces tasses sont les siennes, un secret entre Elise et elle.

« Tu les auras quand tu te marieras ». Mais voilà, Clémence ne veut pas se marier, Clémence ne veut pas de famille, Clémence ne veut pas brader sa liberté, Clémence ne veut pas de maison…

Renée voulant éviter ce terrain explosif se lève : « Allons à la rivière ! ».

Là, tout le monde retrouve ses joies d’enfants, on rit, on s’éclabousse, on est heureux.

Avant de se séparer pour une année, Lucien, discret pendant toute la journée demande le silence. « L’an prochain, on pourrait supprimer le dîner, s’alléger de tout et se retrouver les pieds dans l’eau, un pique-nique dans le sac à dos ! »