vendredi 27 novembre 2020

Un dimanche en terrasse

 Nous sommes en octobre, les feuilles dorées du micocoulier virevoltent mais ma mère a dressé la table sur la minuscule terrasse du rez-de-jardin qu'elle partage avec Robert depuis qu'elle a divorcé de mon père. Ma mère a toujours eu horreur des déjeuners du dimanche en famille aussi son invitation me surprend un peu. Connaissant son caractère fantaisiste je suis sur mes gardes. La table avec ses assiettes dépareillées, ses verres de couleur, ses serviettes en papier et les feuillages d'automne qui trônent dans un vase ventru est sans prétention mais très accueillante. 

Nous voilà autour de la table. Six convives. J'avais raison de m'inquiéter. Mon père! Elle a invité mon père qu'elle a cessé de voir depuis longtemps et qui déteste Robert qui le lui rend bien. Mais il est là, en face de moi, un peu chauve, bedonnant, un peu gênè, il boit son pastis à petites gorgées. Élise, ma femme est ravie, elle adore mon père. A ma gauche, Didier, un copain de lycée. "J'ai voulu te faire une surprise mon chéri". C'en est une! Didier! Que dans mon for intérieur j'appelais le pot de colle. Il m'aimait beaucoup alors que je le supportais à peine. Il plaisait beaucoup à ma mère qui le trouvait beau garçon et bien élevé. Pendant que  nous essayons de ne pas nous étouffer avec le taboulé trop sec, la conversation se traîne, convenue, ennuyeuse. Didier surjoue la gaîté, Mon père, le nez dans son assiette doit se dire que ma mère n'a pas fait de progrès en cuisine. Élise sourit beaucoup et me donne des coups de pied sous la table. Robert est aux petits soins pour tout le monde, sert le vin, distribue le pain. Ma mère ? Où est-elle ? Elle papillonne, mange peu, dit à Élise qu'elle la trouve très jolie, ce qui  la fait rougir et me vaut un nouveau coup de pied dans la malléole qui me fait pousser un petit cri de douleur. Quand le gigot trop cuit accompagné de ses haricots est arrivé sur la table, le vent s’est levé. Élise a eu froid. Ma mère lui a prêté une affreuse veste, la seule qu'elle ait tricotée dans les années soixante dix avec d'énormes aiguilles pour aller plus vite et avec une laine beigeasse qui grattait et irritait mes joues d'enfant. Une grosse mouche noire vient de se poser sur les restes de gigot. Robert l'emprisonne sous un verre, les deux femmes s'offusquent "Pauvre bête! " Robert soulève le verre, la mouche s'envole en zigzaguant, comme on s'ennuie un peu, on la suit des yeux le plus longtemps possible. Je suis content de voir enfin Élise découper la tarte aux fraises. Mon  père remarque que ce n'est pas la saison des fraises ce qui énerve ma mère. "Tu es toujours aussi vieux jeu, il y a des fraises toute l'année maintenant". Quoiqu'il en soit, la tarte est délicieuse. Mon père, diabétique, n'en mange pas. Je me dépêche d'avaler ma part car je commence à avoir une furieuse envie de partir, la présence de Didier pot-de-colle m'insupporte.

C'est à ce moment là que ma mère donne quelques petits coups de cuillère sur le bord de sa tasse pour attirer notre attention. Son sourire narquois au coin des lèvres me fait craindre le pire. Elle s'est levée, a pris une grande inspiration et a dit " Didier et moi, on est ensemble". Elle a dit juste ça "Didier et moi on est ensemble" puis s'est assise en souriant. Un silence hébété s'est abattu sur la tablée,  lentement Didier s' est tourné vers moi " Ce n'est pas toi que je venais voir quand on était au lycée, j'ai jamais pu t'encaisser mais ta mère est plutôt gironde, j'ai  tout de suite senti que c'était un bon coup ". Mon poing est  parti tout seul, avec une terrible force, en plein dans sa gueule de bellâtre. Il est tombé au sol, sur le dos, dans les feuilles jaunes du micocoulier. J'ai pris Élise par la main, après je ne sais plus.

Lilou