mardi 5 mai 2020

Elle et lui

Tous les soirs, il pense au tour de clefs dans la serrure de l’atelier, au regard dépité des ouvriers.

Elle revoit en boucle la consternation et la peur des parents devant l’affiche collée sur le portail.

Il pense à ses employés, comment vont-ils occuper leurs précieuses mains sans le bois, la peinture, le papier.

Elle enregistre des comptines pour les petits. Aucune saveur sans les yeux pétillants des enfants.

Il se demande de quoi ils vont vivre sans leurs salaires ? Le chômage technique, il doit se plonger dans les papiers, ils comptent sur lui. Lui il a Claudine, employée de l’état.

Elle a les chansons dans la tête, elle a peur que la douceur des mains dans les rondes s’estompe. Avec le gel… 

 Il range les projets abandonnés pour le décor du « Hollandais volant ». Il voit les bateaux qui avancent. Il est en colère. L’opéra, c’est pas dans la tête, c’est pas dans une boite, c’est vivant, des chanteurs , des spectateurs, des applaudissements… C’est concret.

Elle pense à ses élèves, certains enfermés dans des petits appartements. Ils auraient pu laisser les parcs ouverts…

Il râle après la commercialisation de la culture. Il maudit l’incontournable argent.

Elle essaie d’être optimiste. Le monde d’après sera peut-être meilleur. On ira à l’essentiel.

Il est persuadé que la culture est essentielle, c’est elle qui reste à travers le temps. Les politiques ont les oublie, les épidémies aussi mais les walkyries,wotan…

Elle se dit qu’on va reconnaitre les travailleurs de l’ombre, qu’ils vont pouvoir vivre dignement.

Il cherche comment faire rentrer les sous, il songe à l’achat des matériaux, aux cachets des chanteurs…inévitable la trésorerie.

Il ne peut pas renoncer, il a dans la tête les décors de « L’or du Rhin » qu’il avait commencés. Dans la tête, ça ne coûte rien…

Elle se dit que les mouvements sociaux vont reprendre.

Il entend la voix de Siegfried, cette voix qui remplit l’espace et vous pénètre tout entier. Les disques ce n’est pas pareil.

Elle rêve d’un monde meilleur mais se demande si elle va voter. Le monde ne tourne pas comme ça.

Il continue à dessiner toutes sortes de scénographies pour plus tard, peut-être. Il recherche des esquisses de 1850. 

Il pense aux spectateurs frustrés qui regardent des vidéos pour se consoler. Quelle tristesse !

Il en a assez de se lavage des mains partout, il aime se salir les mains lui, dans la matière et les machines.

Il ne veut pas de masques, il ne joue pas dans la comédia del arte.

Il attend la générale. Il veut serrer la main du chef d’orchestre devant le grand mur romain. Il a invité ses employés. Repoussée, il fulmine.

Elle chante encore : « Trois petits lapins… », elle ne finit pas, ça ne rime à rien sans les jeux de mains.

Le soir, il ne regarde plus la télévision, il admire Vénus. « La petite musique de nuit » ne vaut pas « Le crépuscule des Dieux » mais en attendant…
Elle fredonne : « Au clair de la lune… », elle l’embrasse dans le cou.

Ces deux- là, ils se sont toujours rencontrés dans les étoiles, c’est pas avec le covid que ça changera.