samedi 23 mai 2020

jeff, le banquier et la grenouille


1er chapitre
A chacun de mes passages, il était là, toujours indifférent à ce qu’il se passait autour de lui. Jamais il n’a relevé la tête. Il lisait. On était en automne, les feuilles jaunes des micocouliers tombaient autour de lui sans qu’il semble les remarquer. C’était un vieux monsieur, les cheveux longs, grisâtres comme les poils de sa barbe. Il était vêtu d’une grosse veste matelassée.
 Puis j’ai vu la tente Quechua derrière la haie de lauriers roses.

Je fais semblant de lire pour me donner une contenance, je sais que j’intrigue les passants. Ma vie est pourtant d’une tragique banalité. Je m’appelle Jeff, j’ai cinquante-cinq ans. Je suis né dans les Ardennes, dans un bled paumé d’une tristesse absolue. Toutes les usines fermaient les unes après les autres. Mon père travaillait dans une fabrique d’accessoires pour salles de bain et sanitaires. Des objets de bonne qualité dont le coût de production était trop élevé, l’usine a fermé. La misère ordinaire est devenue notre quotidien. Mes parents se disputaient souvent, chacun accusant l’autre du naufrage de leur vie. Un jour, j’avais six ou sept ans, quand je suis rentré de l’école mon père avait quitté la maison. Après, ma mère s’est laissée couler. Dépression, médicaments, alcool. Je n’allais plus à l’école et les services sociaux s’en sont inquiétés. Foyers, familles d’accueil, fugues. J’ai beaucoup fugué, je ne supporte plus d’avoir un toit au-dessus de la tête.

Chapitre 2
Anatole Legall vient de garer sa Porsche Cayenne à l’emplacement qui lui est réservé sur le parking du siège social de la banque dans laquelle il est directeur du service des contentieux. Il est né à Marseille d’une mère auvergnate et d’un père breton, tous deux pharmaciens. L’ainé d’une fratrie de trois garçons, il a passé son Bac au lycée Thiers avant d’aller à Aix-en-Provence poursuivre avec facilité des études d’économie. C’est un garçon simple, gentil, d’un physique banal mais sans défaut rédhibitoire. Son charme tient à son amabilité naturelle et son optimisme inaltérable. Hier au soir, sa femme était chez une amie, il a passé une délicieuse soirée télé-pizza avec ses deux enfants. Il soupçonne sa femme d’avoir un amant mais il n’est pas jaloux, elle a bien meilleur caractère ces derniers temps. Comme tous les matins, avant d’attaquer la journée, il va boire un café au dernier bistrot du quartier qui vivote encore et qui s’appelle « Le Point Bar ». Bernard le patron est devenu un ami.


Chapitre 3
Je m’appelle Nénette, je suis une petite grenouille verte, une rainette. Je suis née dans l’eau de l’Huveaune et c’est là que j’ai vécu ma période têtard. Comme tous mes frères et sœurs je ne connais pas mes parents. Nous, les batraciens apprenons vite à nous débrouiller seuls.
J’habitais dans une petite cour sombre et humide d’une fraîcheur exquise à l’arrière d’un bistrot. D’une nature simple et discrète je passais le plus clair de mon temps à chasser les mouches puis à les digérer en somnolant, rêveuse, à l’ombre des feuillages. C’était le bon temps ! Il y a quelques jours un garçonnet m’a attrapée alors que je faisais ma sieste sur une branche de saule. Sa main s’est refermée sur moi comme un lourd couvercle, j’ai bien essayé de m’échapper, j’ai gesticulé dans tous les sens, parfois cela suffit pour effrayer les enfants mais ça n’a pas marché.
Maintenant je suis dans un bocal. L’enfant— j’ai entendu qu’on l’appelait Gaspard— a placé au fond de ma prison deux doigts d’eau, quelques cailloux et une échelle en plastique. On a dû lui raconter que les grenouilles montent en haut de l’échelle quand il va pleuvoir. Quelle idiotie ! Comment pourrais-je savoir le temps qu’il va faire alors que je suis enfermée dans un bocal posé sur un comptoir.

Chapitre 4
 Jeff a vaincu sa timidité et s’est décidé à entrer dans ce petit bistrot devant lequel il passe si souvent. Il déguste à petites gorgées un chocolat fumant et odorant quand Anatole Legall vient s’assoir sur le haut tabouret à côté de lui et se présente :
   Bonjour Anatole Legall, banquier. Je travaille dans la grande tour bleue à deux pas d’ici.
Jeff ne serre pas la main que lui tend Anatole. Il a honte, ses mains sont sales, ses ongles noirs. L’amabilité du banquier le déconcerte. Aurait-il des peaux de saucisson devant les yeux ? Ne voit-il pas son pantalon douteux et sa doudoune qui perd l’ouatine par plusieurs trous ? Jeff n’a pas envie de parler, il est fasciné par la grenouille plaquée contre la paroi de verre. Il voit la peau de son ventre blanchâtre qui bat doucement. Il voit les pattes longues et fines, les doigts terminés par de minuscules ventouses. Il voit ses gros yeux à demi fermés. Elle est si parfaite, si fragile, cela le trouble et il s’en étonne.
Pendant ce temps, Anatole boit son café en bavardant avec Bernard. L’enfant entre précipitamment son poing refermé sur une mouche qu’il vient d’attraper :
   Papa ! Vite, entrebâille le couvercle, je veux lui donner la mouche que j’ai dans la main.
En bougonnant un peu pour la forme, le père s’exécute, entrouvre précautionneusement le couvercle. Alors Jeff semble faire un faux mouvement, tombe à moitié sur le comptoir, chavire le bocal. La grenouille aussitôt saute de partout, sur les tables, les chaises, sur les vitres. L’enfant hurle, Son père aussi pour le faire taire, Jeff et Anatole poursuivent la grenouille. Le banquier à quatre pattes sous les tables coasse en riant, il s’amuse bien et ne craint pas de salir son costume. C’est Jeff qui la repère en train de reprendre son souffle collée à un pied de chaise, il la saisit doucement, glisse la main dans sa poche et sort. Il marche vite. Il est ému de sentir dans sa main cette petite chose vivante, il fait attention de ne pas trop serrer ses gros doigts. Il connaît un endroit retiré sur la promenade, un endroit herbeux et frais, c’est là qu’il libère la petite rainette qui ne demande pas son reste et se sauve en bonds maladroits.
Quand il se redresse, il voit Anatole Legall qui a dû le suivre. Ils se regardent sans parler puis soudain, peut-être à cause de l’absurdité de la situation ou parce que la matinée est radieuse, ils éclatent de rire. Un bon gros fou rire qui fait pleurer les yeux et qui coupe le souffle. Un fou rire qui, venu sans raison, n’a aucune raison de s’arrêter. Quand, un peu calmés, ils sont sur le point de se séparer, Jeff, cette fois, ne refuse pas la main que lui tend Anatole.