1er
chapitre
A chacun de mes passages, il
était là, toujours indifférent à ce qu’il se passait autour de lui. Jamais il
n’a relevé la tête. Il lisait. On était en automne, les feuilles jaunes des
micocouliers tombaient autour de lui sans qu’il semble les remarquer. C’était
un vieux monsieur, les cheveux longs, grisâtres comme les poils de sa barbe. Il
était vêtu d’une grosse veste matelassée.
Puis j’ai vu la tente Quechua derrière la haie
de lauriers roses.
Je fais semblant de lire pour me donner une contenance, je sais que
j’intrigue les passants. Ma vie est pourtant d’une tragique banalité. Je
m’appelle Jeff, j’ai cinquante-cinq ans. Je suis né dans les Ardennes, dans un
bled paumé d’une tristesse absolue. Toutes les usines fermaient les unes après
les autres. Mon père travaillait dans une fabrique d’accessoires pour salles de
bain et sanitaires. Des objets de bonne qualité dont le coût de production
était trop élevé, l’usine a fermé. La misère ordinaire est devenue notre
quotidien. Mes parents se disputaient souvent, chacun accusant l’autre du
naufrage de leur vie. Un jour, j’avais six ou sept ans, quand je suis rentré de
l’école mon père avait quitté la maison. Après, ma mère s’est laissée couler.
Dépression, médicaments, alcool. Je n’allais plus à l’école et les services
sociaux s’en sont inquiétés. Foyers, familles d’accueil, fugues. J’ai beaucoup
fugué, je ne supporte plus d’avoir un toit au-dessus de la tête.
Chapitre 2
Anatole Legall vient de garer sa
Porsche Cayenne à l’emplacement qui lui est réservé sur le parking du siège
social de la banque dans laquelle il est directeur du service des contentieux.
Il est né à Marseille d’une mère auvergnate et d’un père breton, tous deux pharmaciens. L’ainé d’une
fratrie de trois garçons, il a passé son Bac au lycée Thiers avant d’aller à
Aix-en-Provence poursuivre avec facilité des études d’économie. C’est un garçon
simple, gentil, d’un physique banal mais sans défaut rédhibitoire. Son charme
tient à son amabilité naturelle et son optimisme inaltérable. Hier au soir, sa
femme était chez une amie, il a passé une délicieuse soirée télé-pizza avec ses
deux enfants. Il soupçonne sa femme d’avoir un amant mais il n’est pas jaloux,
elle a bien meilleur caractère ces derniers temps. Comme tous les matins, avant
d’attaquer la journée, il va boire un café au dernier bistrot du quartier qui
vivote encore et qui s’appelle « Le Point Bar ». Bernard le patron
est devenu un ami.
Chapitre 3
Je m’appelle Nénette, je suis une
petite grenouille verte, une rainette. Je suis née dans l’eau de l’Huveaune et
c’est là que j’ai vécu ma période têtard. Comme tous mes frères et sœurs je ne
connais pas mes parents. Nous, les batraciens apprenons vite à nous débrouiller
seuls.
J’habitais dans une petite cour
sombre et humide d’une fraîcheur exquise à l’arrière d’un bistrot. D’une nature
simple et discrète je passais le plus clair de mon temps à chasser les mouches
puis à les digérer en somnolant, rêveuse, à l’ombre des feuillages. C’était le
bon temps ! Il y a quelques jours un garçonnet m’a attrapée alors que je
faisais ma sieste sur une branche de saule. Sa main s’est refermée sur moi
comme un lourd couvercle, j’ai bien essayé de m’échapper, j’ai gesticulé dans
tous les sens, parfois cela suffit pour effrayer les enfants mais ça n’a pas
marché.
Maintenant je suis dans un bocal.
L’enfant— j’ai entendu qu’on l’appelait Gaspard— a placé au fond de ma prison
deux doigts d’eau, quelques cailloux et une échelle en plastique. On a dû lui
raconter que les grenouilles montent en haut de l’échelle quand il va pleuvoir.
Quelle idiotie ! Comment pourrais-je savoir le temps qu’il va faire alors
que je suis enfermée dans un bocal posé sur un comptoir.
Chapitre 4
Jeff a vaincu sa timidité et s’est décidé à
entrer dans ce petit bistrot devant lequel il passe si souvent. Il déguste à
petites gorgées un chocolat fumant et odorant quand Anatole Legall vient
s’assoir sur le haut tabouret à côté de lui et se présente :
— Bonjour
Anatole Legall, banquier. Je travaille dans la grande tour bleue à deux pas
d’ici.
Jeff ne serre pas la main que lui
tend Anatole. Il a honte, ses mains sont sales, ses ongles noirs. L’amabilité
du banquier le déconcerte. Aurait-il des peaux de saucisson devant les
yeux ? Ne voit-il pas son pantalon douteux et sa doudoune qui perd l’ouatine
par plusieurs trous ? Jeff n’a pas envie de parler, il est fasciné par la
grenouille plaquée contre la paroi de verre. Il voit la peau de son ventre
blanchâtre qui bat doucement. Il voit les pattes longues et fines, les doigts
terminés par de minuscules ventouses. Il voit ses gros yeux à demi fermés. Elle
est si parfaite, si fragile, cela le trouble et il s’en étonne.
Pendant ce temps, Anatole boit
son café en bavardant avec Bernard. L’enfant entre précipitamment son
poing refermé sur une mouche qu’il vient d’attraper :
— Papa !
Vite, entrebâille le couvercle, je veux lui donner la mouche que j’ai dans la
main.
En bougonnant
un peu pour la forme, le père s’exécute, entrouvre précautionneusement le
couvercle. Alors Jeff semble faire un faux mouvement, tombe à moitié sur le comptoir,
chavire le bocal. La grenouille aussitôt saute de partout, sur les tables, les
chaises, sur les vitres. L’enfant hurle, Son père aussi pour le faire taire,
Jeff et Anatole poursuivent la grenouille. Le banquier à quatre pattes sous les
tables coasse en riant, il s’amuse bien et ne craint pas de salir son costume.
C’est Jeff qui la repère en train de reprendre son souffle collée à un pied de
chaise, il la saisit doucement, glisse la main dans sa poche et sort. Il marche
vite. Il est ému de sentir dans sa main cette petite chose vivante, il fait
attention de ne pas trop serrer ses gros doigts. Il connaît un endroit retiré
sur la promenade, un endroit herbeux et frais, c’est là qu’il libère la petite
rainette qui ne demande pas son reste et se sauve en bonds maladroits.Quand il se redresse, il voit Anatole Legall qui a dû le suivre. Ils se regardent sans parler puis soudain, peut-être à cause de l’absurdité de la situation ou parce que la matinée est radieuse, ils éclatent de rire. Un bon gros fou rire qui fait pleurer les yeux et qui coupe le souffle. Un fou rire qui, venu sans raison, n’a aucune raison de s’arrêter. Quand, un peu calmés, ils sont sur le point de se séparer, Jeff, cette fois, ne refuse pas la main que lui tend Anatole.