samedi 23 mai 2020

Le chien, la petite-fille et le garde-champêtre


Pauline est une petite fille bien sage. Elle a neuf ans. Elle habite un petit village dans le Vaucluse, ses parents sont boulangers, son père pétrit dès 4 heures le matin, sa mère sert les clients. Pauline travaille bien à l'école, fait tous ses devoirs avec soin. Mais elle s'ennuie, elle s'ennuie sans frère ni soeur. Elle s'ennuie parce que ses parents la surveillent trop et qu'elle n'a pas la liberté de jouer sur la place et de courir les chemins comme ses camarades d'école. Alors elle lit, elle lit beaucoup, mais elle rêve aussi, elle rêve d'aventures et un soir, sur un coup de tête, quand ses parents sont couchés (un boulanger ça se couche tôt) elle renfile un pantalon, un pull, saute par la fenêtre et part un peu à l'aveugle...


Jules le chien est berger. Tous les étés, il garde les moutons que son maître a emmenés dans de gros camions vers les alpages. Mais cette année il a eu un accident, s'est fait heurter par une moto, a une patte cassée. Quand il a préparé le voyage, le maître a dit : « On n'emmène pas Jules, il ne nous servira à rien, il ne peut pas courir. Je le laisse ici, à la ferme, il rendra de menus services, et puis il est vieux, il a bien droit à un peu de repos. » Et le troupeau est parti sans lui, le maître ne lui a même pas dit au revoir, il n'a pas vu les larmes dans ses yeux, les hommes ne savent pas que les chiens pleurent.


Gustave est garde-champêtre, l'un des derniers garde-champêtres en exercice dans les villages. Il sait que quand il aura l'age de la retraite, bientôt, il ne sera pas remplacé, et ça lui crève le cœur. Il a l'impression que dès maintenant il est payé à ne rien faire, qu'il n'est pas utile, même si on lui donne encore des messages à annoncer sur la place après avoir lancé quelques roulements de tambour. C'est de plus en plus rare. Gustave s'ennuie. Il n'a pas de femme, pas d'enfants, pas de petits enfants. Heureusement il aime aller à la pêche, mais l'hiver, que fera-t-il l'hiver ? La télé en continu, quelques coups au bistrot pour parler à d'autres hommes qui s'ennuient aussi ? Gustave évite de penser à l'avenir.


Ce soir-là, un soir de printemps, Paulette est dehors, dans la nuit, pour la première fois de sa vie. Elle a un peu peur mais a l'impression de commencer une grande aventure. Les rues du village ne ressemblent pas à ce qu'elle connaît, la nuit. Elle entend une ombre se rapprocher d'elle, une ombre à quatre pattes, mais une ombre qui boîte. Elle s'arrête, c'est un chien. Elle n'avait pas pensé à cela, elle a peur des chiens. Il s'approche d'elle, il aboie un peu, elle hurle, un hurlement comme elle n'en a jamais poussé.
Gustave est devant la télé quand il entend ce cri désespéré : une voix d'enfant, à cette heure-ci, dehors ! Il décroche son fusil, on ne sait jamais, rajuste ses bretelles et se précipite. Il reconnaît Paulette, qu'est-ce qu'elle fait là ? Il s'approche, la prend dans ses bras, elle se débat, il lui parle doucement, tente de deviner ce qui lui a fait si peur. Elle désigne le chien. Jules ! Le chien le plus brave du village! Gustave éclate d'un bon gros rire, s'accroupit avec Paulette dans les bras, caresse Jules, prend la main de la petite fille et lui montre comment le caresser aussi. Elle se calme, et d'un coup le sommeil la prend. Gustave la porte jusqu'à la boulangerie, le chien sur ses talons. Il va tambouriner pour réveiller les parents et aperçoit la fenêtre entrebâillée. Si on le surprend, il aura un blâme, il perdra son poste, sa retraite peut-être. Mais c'est tellement plus simple de ne réveiller personne, il enjambe la fenêtre, pose Pauline dans son lit, elle dort.
Il retrouve Jules dans la rue, le regarde, ces deux là se comprennent. Jules va rester ici jusqu'au réveil du boulanger pour être sûr que Paulette ne fera plus de bêtise.
En s'en retournant chez lui tout seul, Gustave pense qu'avec le chien une amitié vient de naître. Et Pauline ? Est-ce qu'elle se souviendra de lui ? Est-ce qu'elle pensera qu'elle a rêvé ?