mercredi 20 mai 2020

Un trousseau


La première clé permet de soulever le couvercle en bois ciré de mon vieux piano de famille, et d'admirer les touches blanches recouvertes d'ivoire un peu jauni et les noires en ébène, mais plus de jouer, on ne l'a pas accordé depuis si longtemps.

La deuxième est la clé de chez moi. Elle ouvre une porte banale au quatrième étage d'un immeuble ordinaire. On s'avance dans l'entrée: à gauche le salon et ses grands fauteuils, à droite la cuisine d'où parfois s'échappe un agréable fumet.

La troisième ouvre ma boîte à lettres au format réglementaire. On va chercher le courrier tous les jours sauf le dimanche. iI y a de moins en moins de lettres, encore quelques factures, beaucoup de prospectus publicitaires qui passent directement de la boîte à lettres à la boîte à ordures, mais celle-ci n'a pas de clé.

La quatrième ouvrait la porte en bois du jardin de mon grand -père. Derrière, des fleurs, un poulailler, une cabane à outils, et puis le potager et tout au fond un cerisier avec une balançoire suspendue par deux cordes. Sur le plateau, un grand chapeau de paille effrangé.

La cinquième ouvre le verrou du bas de la porte de chez moi, que je ne ferme que quand je pars en vacances. Quand je rentre, la vue est la même qu'avec la deuxième clé qu'elle accompagne, mais pas l'odeur. Quand l'appartement est resté vide quelques temps, l'odeur, je la reconnaîtrais entre toutes, c'est l'odeur de chez moi, mon odeur à moi.

La sixième est la clé de la gaine de l'arrivée d'eau, on a tous la même dans l'immeuble, la porte dissimule un compteur et un gros robinet, utile le jour où il y a une fuite dans la salle de bain, pour éviter une catastrophe.

La septième orne la porte du vieux buffet en pin de mes parents. Elle ne tourne plus dans la serrure mais on peut ouvrir pour découvrir, empilés, de la vaisselle et des verres dépareillés. Un parfum de vieux bois et de renfermé, pas désagréable se dégage. Je soupçonne une souris de s'y réfugier, il traîne parfois de petites crottes, mais plus la boîte de bonbons que ma mère y cachait, quand la clé tournait encore.

La huitième est la clé de la cave, au sous-sol. La porte grince quand on l'ouvre, on n'y voit presque rien, il n'y a pas d'électricité, juste un petit soupirail, et du noir, du noir, on y entassait les boulets de charbon autrefois.

La neuvième est toute petite, en argent vieilli. C'est la clé de mon cœur. Je l'ai confiée deux ou trois fois, on me l'a toujours rendue... Maintenant je m'en sers de temps en temps, quand je veux retrouver mes souvenirs.