Je
suis derrière ma fenêtre, le nez écrasé contre le carreau. Pas le
droit de sortir, j'ai la varicelle. La maîtresse l'a dit à ma
mère : « il est très contagieux, confiné pour quinze
jours ! »
Je
pourrais jouer, je ne suis pas si malade, mais j'ai tellement envie
d'aller dehors !
Sur
le trottoir les gens passent devant moi, me frôlent presque,
mais aucun ne me remarque. Ils vont droit devant eux, souvent d'un
pas pressé.
Ce
monsieur, là, en long imperméable et chapeau, mains dans les
poches, il avance à grands pas, sans regarder personne, que le bout
de ses chaussures, brunes, bien cirées. Ce doit être un monsieur
important, un employé de bureau. Il paraît que c'est bien, employé
de bureau, pas trop fatigant.
Une
dame avec une jupe à volants traîne par la main deux filles, une
petite, une plus grande. Elles s'arrêtent devant la vitrine du
pâtissier, entrent, ressortent avec chacune un croissant, quelle
chance ! Moi, pour goûter, j'aurai un morceau de pain et un
carré de chocolat, un seul, comme tous les jours.
En
face s'étale la nouvelle affiche qui surplombe l'entrée du cinéma.
Ils jouent « Ali Baba et les quarante voleurs ». Et je
vais manquer ça ! Le programme change toutes les semaines, ce
n'est pas juste !
Tiens,
Mademoiselle Bertrand ; je reconnais le son de son pas avant de
la voir : toc... toc...toc... Elle boite ; Papa m'a
expliqué qu'elle a une jambe de bois, un bombardement lui a arraché
une jambe. Ça
me fait peur, une jambe coupée, quand je la croise je ne veux jamais
lui dire bonjour.
Et
maintenant un boucan de ferraille, mes deux copains passent en trombe
sur leurs patins à roulettes. Ils n'ont même pas tourné la tête
vers ma fenêtre. Je ne suis plus là depuis trois jours et hop !
Oublié.
Il
est gris le trottoir, il est sale, je n'avais jamais remarqué quand
j'étais dehors.
Il
passe quelques voitures. Le soir avec mon père, on joue : lui
il compte les 2CV, moi les 4CV, celui qui en voit passer le plus a
gagné. J'adore ça !
Ah
mais là, c'est un bruit spécial: les pas d'un cheval qui tire un
fiacre, c'est très rare. Maman dit qu'avant la guerre il y en avait
beaucoup. Elle n'aime pas ça car le cheval lâche sans arrêt du
crottin, les passants qui traversent marchent dedans, après ça
salit le trottoir, elle doit nettoyer devant la porte à grands seaux
d'eau. Mon père me chante une très vieille chanson : « Un
fiacre allait trottinant, cahin, caha, hu dia hop là... » et
ma mère : « Arrête, enfin, ce n'est pas une chanson pour
les enfants », j'aimerais bien savoir pourquoi.
En
me penchant, sur la gauche, j'aperçois un haut bâtiment qui était
en construction et a été bombardé ; on voit les trous des
fenêtres pas finies et des pans de murs déchiquetés par les
bombes. Ça me fait peur la guerre, heureusement c'était il y a
longtemps, juste avant ma naissance.
Ce
que je préfère, c'est le soir, quand la nuit tombe et que les
réverbères s'allument, mais aussi les vitrines des boutiques. C'est
ce que j'aime le mieux, dans ma rue, les boutiques, et le samedi quand
le marché s'installe sur le trottoir. C'est demain samedi, je ne
pourrai pas y aller mais je verrai le marchand peser les légumes
avec sa grande balance pendue à un crochet.
Et
en me tournant vers la droite, juste devant le café, je vois la
guérite de la Loterie nationale. La dame qui vend les billets,
enfermée dedans toute la journée, c'est mon amie. Elle me donne les
tickets que les gagnants lui rapportent pour encaisser leurs sous.
J'en fais collection. Quand je pourrai sortir, je lui en achèterai
un vrai avec mon argent de poche, et peut-être que je gagnerai, moi
aussi.
Bon,
en attendant il faut aller manger la soupe, encore une journée de
passée, je compte, dans onze jours je ne serai plus confiné.