mardi 14 avril 2020

Confiné à ma fenêtre


Je suis derrière ma fenêtre, le nez écrasé contre le carreau. Pas le droit de sortir, j'ai la varicelle. La maîtresse l'a dit à ma mère : « il est très contagieux, confiné pour quinze jours ! »

Je pourrais jouer, je ne suis pas si malade, mais j'ai tellement envie d'aller dehors !

Sur le trottoir les gens passent devant moi, me frôlent presque, mais aucun ne me remarque. Ils vont droit devant eux, souvent d'un pas pressé.

Ce monsieur, là, en long imperméable et chapeau, mains dans les poches, il avance à grands pas, sans regarder personne, que le bout de ses chaussures, brunes, bien cirées. Ce doit être un monsieur important, un employé de bureau. Il paraît que c'est bien, employé de bureau, pas trop fatigant.

Une dame avec une jupe à volants traîne par la main deux filles, une petite, une plus grande. Elles s'arrêtent devant la vitrine du pâtissier, entrent, ressortent avec chacune un croissant, quelle chance ! Moi, pour goûter, j'aurai un morceau de pain et un carré de chocolat, un seul, comme tous les jours.

En face s'étale la nouvelle affiche qui surplombe l'entrée du cinéma. Ils jouent « Ali Baba et les quarante voleurs ». Et je vais manquer ça ! Le programme change toutes les semaines, ce n'est pas juste !

Tiens, Mademoiselle Bertrand ; je reconnais le son de son pas avant de la voir : toc... toc...toc... Elle boite ; Papa m'a expliqué qu'elle a une jambe de bois, un bombardement lui a arraché une jambe. Ça me fait peur, une jambe coupée, quand je la croise je ne veux jamais lui dire bonjour.

Et maintenant un boucan de ferraille, mes deux copains passent en trombe sur leurs patins à roulettes. Ils n'ont même pas tourné la tête vers ma fenêtre. Je ne suis plus là depuis trois jours et hop ! Oublié.

Il est gris le trottoir, il est sale, je n'avais jamais remarqué quand j'étais dehors.

Il passe quelques voitures. Le soir avec mon père, on joue : lui il compte les 2CV, moi les 4CV, celui qui en voit passer le plus a gagné. J'adore ça !

Ah mais là, c'est un bruit spécial: les pas d'un cheval qui tire un fiacre, c'est très rare. Maman dit qu'avant la guerre il y en avait beaucoup. Elle n'aime pas ça car le cheval lâche sans arrêt du crottin, les passants qui traversent marchent dedans, après ça salit le trottoir, elle doit nettoyer devant la porte à grands seaux d'eau. Mon père me chante une très vieille chanson : « Un fiacre allait trottinant, cahin, caha, hu dia hop là... » et ma mère : « Arrête, enfin, ce n'est pas une chanson pour les enfants », j'aimerais bien savoir pourquoi.

En me penchant, sur la gauche, j'aperçois un haut bâtiment qui était en construction et a été bombardé ; on voit les trous des fenêtres pas finies et des pans de murs déchiquetés par les bombes. Ça me fait peur la guerre, heureusement c'était il y a longtemps, juste avant ma naissance.

Ce que je préfère, c'est le soir, quand la nuit tombe et que les réverbères s'allument, mais aussi les vitrines des boutiques. C'est ce que j'aime le mieux, dans ma rue, les boutiques, et le samedi quand le marché s'installe sur le trottoir. C'est demain samedi, je ne pourrai pas y aller mais je verrai le marchand peser les légumes avec sa grande balance pendue à un crochet.

Et en me tournant vers la droite, juste devant le café, je vois la guérite de la Loterie nationale. La dame qui vend les billets, enfermée dedans toute la journée, c'est mon amie. Elle me donne les tickets que les gagnants lui rapportent pour encaisser leurs sous. J'en fais collection. Quand je pourrai sortir, je lui en achèterai un vrai avec mon argent de poche, et peut-être que je gagnerai, moi aussi.

Bon, en attendant il faut aller manger la soupe, encore une journée de passée, je compte, dans onze jours je ne serai plus confiné.