mardi 7 avril 2020

Vallauris années 60


Dans les années 60 j'allais tous les ans en vacances avec mes parents et ma grand-mère sur la Côte d'Azur. A quelques km de chez nous se trouvait la petite ville de Vallauris dont le commerce était alors presque entièrement dédié à la poterie. Les boutiques se succédaient le long de la rue principale, proposant aux nombreux touristes une mode très particulière: couleurs très vives, motifs marins ou floraux parfois en relief sur tous les plats, assiettes, tasses, pots et vases.

C'était une incroyable exposition de décors criards et extravagants.

J'étais jeune et rêvais de simplicité, je trouvais ça de très mauvais goût. Cela éblouissait ma grand-mère, mais ce n'était pas à portée de toutes les bourses.

Et puis je me suis mariée. Je ne sais plus si nous avions fait une liste de mariage, mais pour ma grand-mère ça ne voulait pas dire grand chose. En prévision de l'évènement elle avait acheté un vase de Vallauris, qu'elle nous a offert avec fierté, et j'ai surpris le regard horrifié de mon mari!

Nous l'avons rapporté à la maison, caché au fond du buffet. La première fois où ma grand mère est venue nous rendre visite je l'ai ressorti, posé sur un coin de la table, mis dedans les fleurs qu'elle nous avait apportées. Elle avait l'air si contente.

Et puis, en passant un plat, je le jure, je ne l'ai pas fait exprès, j'ai fait tomber le vase. Il s'est brisé en treize morceaux. Je me suis excusée, j'ai ramassé les fleurs, épongé l'eau, recueilli les treize morceaux du vase qui semblaient impossibles à recoller, je les ai mis dans la poubelle et quand j'ai relevé la tête j'ai vu que ma grand-mère pleurait. C'était la première fois. C'était une femme digne, je ne l'avais jamais vu pleurer.

La honte m'a submergée, et le sentiment qu'il y a des choses plus importantes que le sens du bon goût. La tendresse, une tendresse qu'on ne s'était jamais manifestée. J'ai récupéré un à un les morceaux du vase, les ai posés sur un coin de la table, et j'ai serré ma grand-mère dans mes bras, je l'ai bercée, je lui ai dit que je l'aimais. Pour la première fois. A vingt-deux ans. Ça me semble incroyable maintenant.

Elle est partie quelques années après, sans qu'on partage un autre moment d'émotion aussi fort.

Les morceaux du vase, je les avais essuyés un à un, tenté de les recoller, mais il manquait trop de débris. Ils sont là ces morceaux flamboyants, dans une boite, dans l'armoire de ma chambre, avec une lettre racontant leur histoire. Je les ai montrés à mes enfants, à mes petits enfants, je voudrais qu'ils les gardent, qu'ils témoignent pour eux aussi que la tendresse que l'on ressent pour quelqu'un doit être exprimée avant qu'il soit trop tard.