mercredi 22 avril 2020

Voyage de chambre

Moi, la chambre, je suis plutôt déconfinée. Elle ouvre la grande baie plus souvent, je profite du balcon, l'odeur des aromatiques se répand en moi, un bonheur.Elle me regarde de l'extérieur, c'est troublant. je ne l'avais jamais vu prendre le café sur cette table de jardin, elle a l'air bien.
Elle est beaucoup moins distanciée , elle est avec moi une grande partie de la journée. Il faut vous dire que l'architecte qui m'a conçue m'a nommée "suite parentale". Ce n'est plus d'actualité, elle est seule. Je suis devenue une pièce un peu spéciale, ni salon, ni chambre, j'ai des fonctions différenciées.Je suis garnie d'objets, pas d'objets souvenirs, elle n'aime pas trop. On pourrait dire que je reflète un chemin de vie, j'abrite des moments en mouvement. C'est ainsi que la commode à couture retrace la vie des femmes, de celles qui brodaient à la veillée à celles qui ne savent pas coudre un bouton, on va de l'oeuf à repriser à la bande collante pour les ourlets, ce meuble n'est pas à l'abandon, en ce moment elle confectionne un abécédaire au points de croix. Sur les étagères fraichement peintes en vert, trônent des dictionnaires, il y en a un de 1914. Il ne sert pas, quand elle veut vérifier l'orthographe d'un mot, elle ouvre son téléphone. Là aussi, il s'agit d'évolution, de la langue écrite cette fois, je l'ai surprise à lire un gros ouvrage "l'histoire de l'écriture". Tout en haut on peut retrouver des petits classiques, elle ne les regarde plus, ils sont le symbole de sa traversée du lycée. Tout comme ces poupées en bois, venues du Jura représentent un pan de sa vie, il lui est arrivé de les habiller de neuf pour les inscrire dans la durée. Je suis comme traversée par des fils qui déroulent les ans, le plus récent c'est celui qui joint deux tableaux, un de la Ste Victoire , l'autre de la Bonne Mère, le dernier chemin parcouru, je ne vous parlerais pas des cailloux de sentiers, je n'y connais rien, le Petit Poucet peut-être. En ce qui concerne le présent, je suis un peu encombrée de ces nouvelles créations, elle travaille l'argile même ici, elle s'est installée un petit atelier sur le vieux bureau du papé, je vous passe les affres de mon parquet. Quand elle a les mains dans l'argile, elle dit qu'elle est à la fois dans le passé, le présent et l'infini, toujours cette question de temps ininterrompu. Une de ses théories c'est que le bonheur se trouve dans la création, elle a déjà écrit ça à l'épreuve de philo du bac, fidèle au déroulement.
A l'abri d'un grand meuble, je surveille son lit, pas grand chose à en dire depuis qu'il n'est plus partagé, juste pour ses nuits, bien douillet avec ses chers nounours. Au dos du meuble, une girouette immobile, elle s'est arrêtée de tourner, elle s'est figée là avec le temps quand elle est arrivée chez moi.
Je suis d'autant plus ravie de la sentir vivre enfin avec moi. je lui offre mes espaces ouverts sur l'extérieur, elle les occupe, elle me joue un peu de musique, elle laisse traîner les partitions, elle vit. On peut même prendre le thé, pas manger, pour cela vous me quitterez par l'escalier.
Mais avant de rejoindre l'étage, installez vous dans le grand fauteuil jaune et regardez la tapisserie qui orne mon mur, on dirait la situation d'aujourd'hui. Une barque fracassée, au fond le soleil toujours là et un oiseau qui s'envole. Je pense qu'elle la regarde plus attentivement maintenant et que ses yeux se portent sur les débris, sur l'horizon ou sur l'envol en fonction de ses humeurs. Elle regarde plus que les couleurs, je ne serai pas étonnée qu'elle se mette à écrire une histoire.
Il se fait tard, elle est encore là avec moi, je n'en reviens pas, elle allume le lampadaire, lui aussi il trouve sa fonction. la lampe bleue de sa mère éclaire l'échiquier, elle ne sait pas jouer, lui, l'échiquier il est souvenir. Elle va fermer les rideaux, un autre chemin de lumière sur notre intimité. Il se termine au dessus de la commode où on peut lire:"Je vous donne ma paix..."
Je suis enfin une pièce de la maison. C'est bon.
Il me reste une question:"toutes ces boites, que cachent elles au fond?"